Fiction

Un seul little grain de sable, mec

Une nouvelle de notre camarade Chien Noir, publiée dans notre numéro d’été (200). Où il est question de fraisiers, de bêtes immondes et de grains de sable humains enrayant la brune mécanique.
Illustration de Gwen Tomahawk

« La nuit n’est peut-être que la paupière du jour. » (Omar Khayyām)

Prophète de malheur porté sur l’angoisse, j’ai longtemps été résolument pessimiste, ne croyant pas du tout à la possibilité d’infléchir la trajectoire de notre civilisation malade. L’horizon selon ma pomme ? Terre brûlée, aux mains de fous dingues illuminés et de tarés aux passions tristes. Je m’entends encore résumer ma pensée à l’ami Adnan entre deux lignes de fraises, dans mon mauvais franglais dépressif : « We’re fucked up, mec, totally fucked up. »

Et si j’ai mis du vin dans mon eau croupie, je le dois en grande partie à ce camarade de récolte, croisé à l’occasion d’un taf agricole printanier.

Au moment de notre rencontre, Adnan vivait en France depuis neuf mois. Frais débarqué de sa Malaisie natale à 21 ans, il affichait une bouille juvénile d’Indien des plaines mais oscillait entre naïveté de l’âge encore tendre et cette expérience du déracinement qui fait tant grandir.

C’est en fuyant sa petite entreprise familiale de beignets de poisson et Kuala Lumpur qu’il avait atterri au débotté dans le Limousin profond, guidé par une belle histoire de cœur. Il ne connaissait du pays que ce petit coin paumé et vert, qu’il sillonnait au volant d’une 4L déglinguée, en quête de savoirs agricoles ne ruinant pas la planète.

Pour lui c’était ça, la France : des petits bleds tranquilles, des agriculteurs branchés permaculture et les étals apaisés du marché paysan de Limoges. Un autre monde. Comme si le versant FNSEA du monde rural n’existait pas, enterré par la Conf’ et une armée de moustaches bio. Quant à la ville et ses furies : Késaco ?

J’aimais bien bosser avec Adnan. On se branchait sur Swing FM, passion Louis Armstrong, et on alternait longues discussions et récolte silencieuse de ces fraises qui en fin de journée nous horripilaient fatalement – gariguettes go fuck yourself. S’il parlait peu, il me relançait beaucoup : montée du fascisme, complotisme sauce QAnon, instagrammisation du monde, quel que soit le sujet il m’écoutait religieusement. À tel point que je me sentais presque intelligent par moments, c’te blague.

Mais faut pas croire, si Adnan ne connaissait pas grand-chose à mes lubies, de l’anarchie aux Bérus en passant par le côtes-du-rhône, il avait l’esprit aiguisé et foncièrement politique. Simplement, il déroulait sa propre vision du monde, forgée en autodidacte, loin des chapelles et des bréviaires.

Adnan avait beau se targuer d’optimisme, il lui arrivait parfois de céder à des accès de mélancolie. Il suffisait pour ça qu’au troquet, on se pose pas loin d’une télé diffusant les infos en continu ou des pubs criardes. « This world is running crazy, man, but not the good crazy », qu’il m’avait diagnostiqué un jour où l’on buvait un coup, accoudés au comptoir après une journée de boulot. Et moi j’avais opiné, me disant que finalement, il était politiquement aussi désespéré que moi. En ça, je me trompais largement. Oui, son diagnostic était sans appel. Mais lui n’avait pas lâché l’affaire. Ce qu’Adnan avait formulé ainsi, un jour où je lui confiais mon sentiment d’impuissance face à la montée brune : « There’s always quelque chose we can do, mon ami. »

Tout sauf des paroles en l’air.

Par la suite, on a pris des chemins différents, sans pour autant perdre le contact. Adnan est resté dans le Limousin et moi je me suis installé à Marseille où un canard rebelle me proposait un boulot de grouillot sous-payé. La Conf’, la permaculture, les fraises, les chevreuils au réveil, c’était soudain très loin. Surtout que la situation politique partait en vrille et qu’on avait du pain sur la planche niveau manifs et cuites désespérées.

Oui, ça dégénérait salement : extrême droite au pouvoir, répression tous azimuts, attentats de style Loge P2 pour attiser la haine des musulmans, guerre civile and co. L’enfer sauce brune.

L’islamophobie n’avait désormais plus de limites. Il était non seulement fort déconseillé de porter un voile ou une barbe fournie, mais également de revendiquer sa foi musulmane. Même raser les murs n’était pas une solution, tant les patrouilles des Milices citoyennes de souche (MCS) se montraient enthousiastes dans leur traque des « terroristes » – comprendre : toute personne non-blanche ne baissant pas la tête, ainsi que ceux et celles tentant de les défendre.

De son côté, Adnan bouillonnait, m’écrivait-il. Plus la bile brune se généralisait, plus il était déterminé à faire quelque chose. Lui qui se proclamait musulman soufi de type « spiritualo-pacifiste » et n’aurait pas fait de mal à une mouche de souche avait même décidé d’entrer en résistance. À sa façon.

« Je crois à la theory of the “grain de sable”, comme vous dites », m’avait-il expliqué à l’époque de nos aventures fraisières, un matin où, entre lignes de deux Marats des bois, je lui exposais mes doutes quant à la possibilité d’un rebond, même infime. « Il suffit d’un seul petit broken thing pour que la machine s’arrête, mec. »

Pour ce faire, il avait donc décidé de lancer une campagne de propagande antifasciste, à son image, poétique et artisanale. Le principe : armé d’un seau de peinture verte et d’un pinceau, il recouvrait les murs des villes du coin d’inscriptions empruntées à des poètes et penseurs arabes – souvent musulmans – qui lui tenaient à cœur.

Sur la façade d’un restaurant des environs tenu par le chef de la milice locale, cet affront signé du Palestinien Mahmoud Darwich : « Vous, qui tenez sur les seuils, entrez / Et prenez avec nous le café arabe / Vous pourriez vous sentir des humains, comme nous. »

Sur la devanture du Flunch de Limoges, le premier de la chaîne à avoir opté pour une politique « porc obligatoire à tous les repas », cette petite pique fort avisée du Persan Omar Khayyām : « Avant notre venue, rien ne manquait au monde. Après notre départ, rien ne lui manquera. »

Et ainsi de suite, quelques mots barbouillés à la face de notre inertie, défiant le silence coupable.

Il était malin et habile, Adnan, échappant aux caméras et aux patrouilles d’autoproclamés citoyens « vigilants », offusqués par de tels actes relevant désormais du « terrorisme par insinuation » (loi Lejeune du 23/09/24). Et dans la populace du coin comme dans les médias, la colère montait : allait-on laisser une telle campagne de vandalisme semer le grain de la discorde communautaire auprès de la jeunesse limousine ?

Pas question, nom d’un chien brun.

L’immonde dénouement a montré son groin le 15 juillet, vers cinq heures du matin. Cette nuit-là, Adnan avait décidé de frapper un grand coup, ciblant la préfecture de Limoges. Il savait qu’il y avait des caméras de surveillance et qu’il faudrait se masquer tout en opérant fissa. Mais il n’avait pas compté sur cette bande de miliciens encore bourrés de leur 14 juillet et débouchant au moment même où Adnan finissait de tracer une citation de Mohammed Ali : « Qui n’a pas d’imagination n’a pas d’ailes. »

Mauvaise rencontre.

Très mauvaise.

Sûrs de leur bon droit, les apôtres de la ratonnade filmèrent toute la scène. Les injures. Les gifles. Les crachats. Le tabassage forcené. Puis, Adnan parvenant à fuir, quelques foulées à peine, et s’écroulant sous les tirs de Famas d’une patrouille de Vigie nation rappliquée fissa.

Encore un terroriste neutralisé, se félicitèrent les hyènes au pouvoir et leurs partisans.

La routine. Et les chaînes d’info d’opérer servilement le service après-vente, louant la vigilance sécuritaire des gouvernants.

Cependant, il y eut chez certains d’entre nous une forme de frémissement, de réaction face aux abominables images multidiffusées. Un déclic. Comme un bruit de fond disant que ce n’était plus tolérable, qu’on ne pouvait pas mourir à 20 ans pour un tag, que c’était la goutte d’eau faisant déborder la vase.

Ou plutôt : le grain de sable, mec.

Cinq ans plus tard, c’est toute une plage de grains qui s’inviterait dans les bottes du régime honni. Et qui finirait par provoquer la chute de la clique brune et l’avènement timide d’horizons moins viciés.

Entre temps, il y aurait eu beaucoup de drames, de meurtres, de larmes. Mais aussi : de pleins océans de courage et de détermination.

Et cela, cette étincelle enflammant les possibles, ce soubassement de l’imaginaire agissant soulevant le présent aplati à la manière d’un cric salvateur, c’est à feu Adnan qu’on la devrait, puis à tous ceux et toutes celles qui s’engouffrèrent dans ses traces.

Quant à moi, je dois avouer qu’il m’arrive désormais de regarder l’avenir avec un soupçon d’optimisme. Et que c’est entièrement sa faute si parfois le Chien Noir se teinte d’un brin de lumière et rappelle qu’après tout, un grain de sable, c’est toujours possible.

Il faut dire qu’il y a des moments où ça urge, my friend.

Chien Noir
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