Colonialisme et racisme
Un regard afroféministe sur Marseille
Marseille, samedi 9 décembre. Sur le parvis du Palais des Arts du parc Chanot, des drapeaux d’un rose éclatant représentant une femme noire le poing levé ondulent dans la brise. Au-dessus, une statue d’homme, blanc, massif, soutient la façade du bâtiment. Les drapeaux sont aux couleurs des Rosas, un collectif afroféministe marseillais qui a loué la bâtisse pour y organiser les Assises de luttes contre l’Afrophobie et la Négrophobie (Alcan)1. « C’est toujours ce même type de représentation qui domine – celle d’un homme blanc –, alors que les corps de femmes noires sont marginalisés », commente Marie-Rose Frigière, artiste-performeuse proche du collectif des Rosas, pour la petite dizaine de personnes réunies autour d’elle. Ce matin, elle nous emmène sur les pas d’une histoire dont la majorité des traces ont été effacées : celle des expositions coloniales de 1906 et 1922 qui se sont tenues ici même, au parc Chanot.
La visite commence autour d’une mosaïque qui orne le sol du Palais des Arts. Une palette de peinture y côtoie un djembé et une flûte de pan, dont on ne sait pas bien si elle fait référence au dieu grec ou aux instruments ramenés des colonies. « Les politiques de Marseille ont toujours préféré investir l’origine antique et mythique de la ville plutôt que de parler de ses racines plus récentes : celle d’une métropole coloniale », raconte Marie-Rose Frigière.
« L’histoire de Marseille, c’est celle du premier port colonial de France »
Dominant les escaliers du hall, une toile semble nous inviter à contempler l’Hôtel de Ville. À l’avant-plan, tout en bas, on remarque des produits importés des colonies : bananes, fèves de cacao. « L’histoire de Marseille, c’est celle du premier port colonial de France », continue notre guide du jour.
Elle nous confie ensuite le plan des 36 hectares de l’exposition coloniale de 1922. On y découvre les pavillons et les villages de territoires africains colonisés qui sont aujourd’hui la Mauritanie, le Sénégal, le Mali, la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Niger, le Burkina Faso et le Bénin. « Je n’ai pas peur de parler de zoo humain », commente-t-elle avant de lire les descriptions des exhibitions de l’époque, faisant volontairement résonner un lexique empreint de violence et de domination. « Des indigènes en boubou blanc et bleu, des puits rustiques, des huttes primitives[…] ». Plusieurs centaines de personnes issues des colonies sont les attractions de « spectacles vivants » qui attirent près de 1,8 million de visiteurs en 1906, et près de 3 millions en 1922. « L’objectif, c’est la promotion du récit colonial. Les organisateurs – comme la Société de Géographie de Marseille – cherchaient à générer des investissements. ». Et à convaincre l’opinion publique que la défense d’un empire justifie tout.
Tout en énumérant le programme des huit mois qu’a duré l’exposition de 1922, l’artiste invite à ne pas s’en tenir à une vision schématique de cette période. « Il n’y avait pas seulement des assujettis – mais aussi des décisionnaires. Ces personnes avaient la capacité d’agir, peu importe de quelle manière », précise-t-elle en nous montrant une photographie où l’on voit des chefs coutumiers africains tout en apparat, venus sceller des transactions commerciales.
Alors qu’on s’approche du Vélodrome, qui recouvre ce qu’était le pavillon de l’Indochine et de l’Afrique occidentale française, Marie-Rose Frigière partage ses questions : que sont devenues les personnes qui étaient exposées dans ces villages ? Ou dormaient-elles et dans quelles conditions ? « Le travail d’archives est difficile. J’ai sollicité la SNCF, car ces personnes venaient en train, mais après la 2e guerre mondiale, les statistiques ethniques sont vite interdites ». Ce qui demeure dans les archives municipales, c’est l’interminable liste des produits vendus et exposés : tabac, igname, manioc, tapioca, bois et amandes… Et qui ont fait la richesse de la métropole de Marseille, comme en témoignent les majestueux escaliers de la gare Saint-Charles.
Marie-Rose Frigière clôture la visite comme elle l’a commencée : avec une émotion palpable, soulignant l’importance de tenir les Alcan à cet endroit-là. « Aujourd’hui, le parc accueille une initiative de femmes noires. Cette inversion des rôles est possible grâce à la communauté des Rosas qui nous montre que nos points de vue, nos histoires et nos expériences comptent. » Si la visite s’est déroulée dans les allées d’un parc Chanot désert, plusieurs centaines de personnes se pressent au salon Massalia Nappy, où est mis à l’honneur l’entrepreneuriat des femmes afrodescendantes de Marseille avec pour décor le Palais des Arts.
À l’entrée, on reconnaît les organisatrices à leur foulard rose. Le collectif des Rosas – du nom de Rosa Parks – s’est créé en 2013 en réaction aux attaques négrophobes contre Christiane Taubira2. « Dans notre collectif, et bientôt association3, on réunit des personnes d’une afrodescendance diverse et riche dans sa pluralité », nous explique Myriam Olivier de Sardan, membre du pôle culturel du groupe. Le réseau rassemble des femmes de différentes religions, pays et cultures d’origine, du Maghreb aux Antilles, autour d’une lecture afro-féministe du monde. « Les Rosas nous permettent de casser la spirale de la solitude. Surtout face à un monde institutionnel franco-français qui nie la race », continue Ganèm, une membre éloignée.
Les Rosas organisent les Alcan depuis 2015. L’objectif ? Aller contre ce qu’elles analysent comme une volonté politique de ne pas raconter les histoires des communautés afrodescendantes, et de ne pas prendre en compte les discriminations spécifiques qui en découlent et dont elles sont toujours sont victimes. « C’est aussi pour faire un état des lieux de ce à quoi nous avons survécu dans l’année : la négrophobie et l’afrophobie. On préfère ces termes, car le racisme anti-noir est spécifique de par son histoire », explique Joanna Moreau Fidalgo, la fondatrice du collectif.
« Hors des baraques des hontes de l’histoire, je m’élève, surgissant d’un passé enraciné de douleur, je m’élève », écrivait Maya Angelou4 en 1978. C’est à ce poème, And still I rise [Pourtant je m’élève], que sont dédiées les Alcan de cette année. Parmi les exposantes, certaines commercialisent des poupées noires et métisses. D’autres du maquillage adapté aux teintes de peaux non-blanches, ou des voiles, conçus pour être plus confortables à porter et non transpirants. Questionnées sur les liens entre leur lecture résolument intersectionnelle et un salon dédié à l’entrepreneuriat des femmes afrodescendantes, les Rosas font preuve de pédagogie. « Si vous posez cette question, c’est que vous n’avez pas interrogé le nom du salon : Massalia Nappy », décrypte Ganèm.
« Ce qu’on fait, c’est se donner des outils et du soutien entre personnes en situation de domination sociale et raciale »
Une référence au mouvement nappy (terme anglais péjoratif traduit par crépu) qui encourage les personnes afrodescendantes à embrasser et à célébrer leurs cheveux naturels. « Cela consiste à revendiquer une rupture avec le référentiel esthétique blanc », poursuit-elle en évoquant les brûlures chimiques que les défrisages ont valu aux femmes de sa famille. « Ce qu’on fait, c’est se donner des outils et du soutien entre personnes en situation de domination sociale et raciale. Le blanc est la norme, et c’est une norme qui n’est pas nommée », rajoute Myriam Olivier de Sardan.
Les Rosas combattent les stéréotypes et les préjugés, mais travaillent « également à rendre accessibles et visibles des ressources nécessaires au dépassement et à l’estime de soi », précisent-elles dans le programme du salon. Autonomie économique, sortie de l’économie informelle, valorisation des initiatives des femmes noires… « On nous a dit : “vous n’avez qu’à faire votre salon dans un centre social des quartiers”, raconte Joanna Moreau Fidalgo. J’ai trouvé ça insultant. On ira là où on veut aller et on entrera par la grande porte ! »
1 Plus d’informations sur leur site : lesrosas.fr.
2 Alors ministre de la Justice, Christiane Taubira avait, entre autres, été comparée à un singe par une candidate du FN.
3 Réseaux d’Organisations de Sororité Afrodescendante Sankofa ; mot akan (Ghana, Côte d’Ivoire et Togo) signifiant « Aller chercher l’information à la source. »
4 Maya Angelou est une poétesse, écrivaine et militante, figure du mouvement américain des droits civiques.
Cet article a été publié dans
CQFD n°226 (janvier 2024)
Dans ce numéro de janvier, on essaie de ne pas se laisser asphyxier par l’info. Au programme, on décortique l’antisémitisme à gauche et on tend l’oreille vers la réception de la guerre en Palestine aux Etats-Unis. On fait le point sur le mal-logement qui grimpe, mais on parle aussi des luttes locales pour reconquérir l’urbanisme et nos villes et on se balade au Salon des minéraux, un exemplaire de Barge dans la poche.
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Paru dans CQFD n°226 (janvier 2024)
Par
Illustré par Jo Orsat
Mis en ligne le 12.01.2024
Dans CQFD n°226 (janvier 2024)
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