Luttes et carré vert

Ultras politiques ?

Le 14 septembre, le Commando Ultra 84, plus vieux groupe ultra de France, organisait un cortège avant le match OM-Nice pour fêter ses 40 ans. Dans la foule, les supporteur·ices marseillais·es affichent leurs tendances politiques. Mais qu’en est-il vraiment ?
Gwen Tomahawk

Il est 14 heures quand plusieurs centaines de personnes s’élancent depuis le local du Commando Ultra 84 (CU84) vers le stade Vélodrome. Le groupe de supporteur·ices de l’Olympique de Marseille fête ses 40 ans. Deux grands drapeaux fendent l’air en tête de cortège, et le mégaphone crache ses décibels. Arrivé sur le boulevard Rabatau, une bonne centaine de fumigènes brûle et diffuse un patchwork de couleurs au milieu d’une foule qui chante à gorge déployée. Dans ce brouillard, nous apercevons un premier t-shirt antifasciste (drapeaux rouge et noir) et un second avec le slogan « Love music, hate racism », témoignant des valeurs portées par le groupe. Un regard d’initié saura reconnaître d’autres icônes comme la tête de mort, symbole du CU84, et le logo des Orignial 21 (une bombe et deux aigles sur fond jaune), groupe de supporteur·ices de l’AEK Athènes.

À la mi-temps, tanqué·es dans le bas du virage sud, les supporteur·ices déploient plusieurs banderoles, faisant référence à leurs amitiés avec d’autres groupes de supporteur·ices, à leurs valeurs antiracistes, au drame de la rue d’Aubagne, aux indignations face aux institutions jugées responsables de la financiarisation du football. À voir tant de symboles politiques, on se demande si le militantisme et l’internationalisme politique s’incarnent, en pratique, au CU84.

Un virage à prendre

Le terme « ultras » désigne des groupes de jeunes supporteur·ices, apparus en Italie au tournant des années 1960-1970, et leur mode d’animation des stades : chants, chorégraphies, scénographies, etc. Leur but ? Galvaniser les joueurs de leur équipe ou mettre la pression sur leurs adversaires et l’arbitre pour influencer le cours de la partie. Leur radicalité, leur sémantique et certaines pratiques s’inspirent des groupes politiques extraparlementaires comme la Lotta continua (gauche) ou l’Avanguardia nazionale (néo-fasciste) : cortège, banderole de tête, structuration hiérarchique avec répartitions précises des tâches, figure du capo (personne qui coordonne les animations), etc.

À sa création en 1984, l’orientation politique du CU84 n’est pas bien claire. On les accuse rapidement de flirter avec le Blau-Weiss Korps au stade, « groupe qui arborait ostensiblement la flamme du Front national sur son étendard »1. Mais Sébastien Louis, historien spécialiste des ultras, note que le groupe a « une prise de conscience sur le racisme à la fin des années 1990 ». Ces valeurs sont depuis entretenues au travers d’animations en tribunes, mais aussi d’amitiés. Pour leurs 40 ans, le groupe a aussi organisé un concert au stade Vélodrome. Plusieurs groupes amis, antifascistes, étaient présents : les Original 21 de l’AEK Athènes (Grèce), les Clapton Punks du Clapton CFC (Angleterre), la Rude Firm du Virtus Verona (Italie) ainsi que des fans du FC Sankt-Pauli (Allemagne). Sébastien Louis n’y voit pas pour autant de réelle influence politique : « Le CU84 ne s’inspire pas de l’internationalisme. La plupart des groupes ultras se concentrent sur le soutien à leur club et laissent la politique au second plan. Il est très rare qu’ils soient actifs en dehors du football ». « C’est tout pour l’OM ! », confirme Vico*, membre du CU84 depuis 9 ans.

Au-delà de la répression

Certains dépassent pourtant le cadre sportif. En 2013, les différents groupes stambouliotes avaient par exemple laissé leurs différends de côté pour s’unir sous la bannière « Istanbul United ». Ils participent alors aux protestations contre la bétonisation du parc Gezi. Initiées par des riverains et écologistes, celles-ci se sont étendues à plusieurs autres villes turques, constituant un mouvement insurrectionnel d’ampleur réprimé sauvagement par Erdoğan2. Lors des printemps arabes, en 2011, des groupes ultras avaient également rejoint les manifestant·es de la place Tahrir du Caire en Égypte.

Le CU84 n’en est pas encore là. « Comme d’autres groupes, ils affichent simplement leurs opinions politiques », répète Sébastien Louis. La répression qui les touche refroidit peut-être les ardeurs. Le premier terrain de lutte des ultras c’est le carré vert. Le 24 août dernier, lors de la rencontre entre Lorient et Grenoble en Ligue 2, des supporteurs ont dégradé du matériel de la chaîne qatarie BeIN Sports et jeté des projectiles sur le terrain. Ces actions visaient la décision de programmer les matchs de Ligue 2 le vendredi, à la place du samedi, dans le but de satisfaire le diffuseur. Un ultra lorientais a écopé d’un an de prison, dont six mois ferme pour avoir tenté de rentrer sur la pelouse avec d’autres individus et bousculé un agent de sécurité. De quoi faire cogiter et rappeler que le football est aussi un terrain de lutte en soi. « Football without fans is nothing », déclarait Jock Stein, célèbre coach du Celtic de Glasgow.

Par Eliott Dognon

* Le prénom a été modifié.


1 Lire « La passion du football : les “ultras” marseillais : (observation) », Terrains & travaux, numéro 2, 2001.

2 Lire « Istanbul United : des frères ennemis unis pour Gezi », Le Corner (24/12/2021).

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CQFD n°234 (octobre 2024)

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