« Nous saurons aussi nous battre pour nos droits »
Ukraine :
Derrière la guerre, la bataille syndicale
Située dans le centre de l’Ukraine, à 350 kilomètres de Kiev, Kryvyï Rih est, avec ses mines et ses usines sidérurgiques, l’un des plus importants centres industriels du pays encore en activité. Un lieu stratégique pour observer, un an après le début de la guerre, la vie des travailleurs ukrainiens, confrontés aux conséquences nombreuses de l’agression russe, mais aussi à des offensives libérales auxquelles le conflit n’a pas mis fin. Bien au contraire : le gouvernement multiplie les attaques contre les droits des travailleurs – autorisation de suspendre les salaires, licenciements et heures supplémentaires facilités1…
Tout cela au nom de l’effort de guerre. Le peuple y participe pourtant déjà largement, lui qui représente le premier défenseur du territoire, comme le souligne Youri Samoïlov. Il est président du syndicat des mineurs indépendants de Kryvyï Rih et responsable régional interprofessionnel de la KVPU (Confédération des syndicats indépendants d’Ukraine), la seule organisation syndicale du pays à s’opposer aux tutelles politiques et financières2. Il était de passage en France fin février à l’invitation du Réseau syndical international de solidarité et de luttes (RSISL)3. L’occasion d’échanger avec lui4.
Quelle est la situation aujourd’hui à Kryvyï Rih ?
« Forcément, nos conditions de vie se sont considérablement dégradées. Jusqu’au mois de décembre, la ligne de front se trouvait très proche de la ville5, on subissait les bombardements. Au début du conflit, beaucoup ont quitté la ville, mais nous avons aussi accueilli des dizaines de milliers de réfugiés venus de zones de guerre. Le nombre d’habitants a finalement augmenté. Cela signifie des problèmes logistiques, du chômage… Aujourd’hui, près de 50 % des entreprises de la zone sont à l’arrêt. »
Un grand nombre de travailleurs sont aujourd’hui partis combattre…
« Entre 15 et 20 % des ouvriers de Kryvyï Rih sont partis au front, soit 15 à 17 000 personnes. Il faut bien comprendre que la défense de l’Ukraine est assurée d’abord par les ouvriers, les paysans, des gens du peuple dont la majorité n’avait même pas effectué de service militaire avant la guerre. La part de militaires professionnels engagés sur le front est minuscule.
Tous ces travailleurs mobilisés restent officiellement employés de leur entreprise. Dans les boîtes où des syndicats indépendants comme le nôtre sont présents, ils continuent de toucher une partie de leur salaire. Mais cela concerne à peine 1 000 à 1 500 travailleurs de la ville. Les autres, sans être licenciés, ne touchent plus rien puisque, de fait, ils ne sont pas à leur poste. Ils ne reçoivent que leur solde de combattant : autour de 1 000 euros pour un simple soldat, 2 500 euros s’ils sont en première ligne. »
Pour les travailleurs restés dans les mines et les usines, quelles sont les conditions de travail aujourd’hui ?
« Les salaires ont chuté d’au moins 20 %, souvent plus »
« Elles se sont considérablement durcies. Les ouvriers ont droit à moins de congés payés. La journée de travail est passée de huit à dix, voire douze heures. C’est dû notamment au couvre-feu (en ce moment, de 21h à 6h, mais les horaires changent tout le temps). Comme on ne peut pas sortir à ce moment-là, les mineurs restent au fond de la mine plus longtemps. Cela signifie davantage de pénibilité, de risques à court et long terme pour la santé des ouvriers. Or, même si la charge de travail individuelle a tendance à nettement s’alourdir, les salaires ont chuté d’au moins 20 %, souvent plus. »
Un mot sur la situation des femmes, qu’elles travaillent à l’usine ou au sein du foyer. Quelles difficultés particulières rencontrent-elles ?
« Certaines femmes sont parties au front, mais la majorité est au travail. Elles gagnaient déjà en moyenne moins que les hommes avant le conflit, même à des postes similaires, même celles qui descendent à la mine. Elles ont donc été d’autant plus impactées par la baisse générale des salaires. Un exemple : dans l’usine ArcelorMittal6, elles touchent moins de 100 euros par mois… Dans les familles, leur situation est également tendue. Les crèches sont fermées, les écoles ne fonctionnent plus qu’en distanciel. Concrètement, cela signifie pour les femmes devoir souvent choisir entre ne pas aller travailler pour garder les enfants ou bien laisser ceux-ci sans surveillance des journées entières. »
« L’effort de guerre » est aujourd’hui utilisé par le pouvoir pour justifier une casse en règle du droit du travail…
« Dans ces boîtes sous-traitantes, on assiste à la destruction du droit du travail »
« La formulation officielle pour ces réformes est “simplification des relations de travail”. Dans la pratique, les employeurs ont par exemple le droit désormais de faire des contrats très ponctuels et même oraux – évidemment sans aucune garantie pour les salariés. Les grandes entreprises héritées de la période soviétique, qui emploient des milliers de personnes, ont de plus en plus recours à la sous-traitance et à ce type de recrutement très temporaire, extrêmement précaire. Si, dans les grandes entreprises, on peut parler d’une dégradation du droit du travail, dans ces boîtes sous-traitantes, on assiste à sa destruction pure et simple. Les nombreux réfugiés intérieurs, des gens qui ont tout perdu, sont la proie idéale de ces entreprises de sous-traitance. »
Cette offensive antisociale avait commencé avant la guerre, notamment sous l’impulsion du gouvernement Zelensky…
« La libéralisation du droit du travail a démarré en Ukraine il y a longtemps – en fait, dès le milieu des années 1990, avec l’arrivée de grandes sociétés capitalistes internationales, désireuses d’imposer leurs règles, et de groupes d’experts américains, comme ceux envoyés par la National Endowment for Democracy7. Volodymyr Zelensky a conservé au sein de son gouvernement l’essentiel de l’équipe chargée des questions économiques sous son prédécesseur Petro Porochenko8. Tous ceux qui attaquent le droit du travail depuis des années sont restés aux manettes. »
Craignez-vous que cette dérégulation du marché du travail, présentée pour l’heure comme une réponse aux nécessités de la guerre, perdure après le conflit ?
« On ne s’attend pas à ce que la guerre cesse bientôt et on craint surtout que la situation des travailleurs ne fasse qu’empirer d’ici là. Mais attention, nous avons en Ukraine une grande expérience des grèves, des luttes dures, nous saurons aussi nous battre pour nos droits en temps voulu. Les oligarques et le pouvoir en ont parfaitement conscience et le craignent. Surtout qu’il y aura tous ceux qui vont revenir du front : ils savent se défendre et on ne leur fera pas avaler n’importe quoi. »
Comment fonctionne votre syndicat en temps de guerre ?
« On répond à toutes les situations : on aide les personnes réfugiées, on cherche à faire le lien entre les familles séparées… Et bien sûr, on soutient les travailleurs et leurs proches, autant ceux qui sont restés que ceux qui sont mobilisés. Nous considérons que ces derniers restent membres du syndicat et que le front est leur lieu de travail9. On leur livre l’aide matérielle qu’on peut : des uniformes plus confortables et solides que ceux fournis par l’armée, des vêtements chauds et des générateurs pour tenir dans les tranchées cet hiver, des équipements techniques – casques, lunettes nocturnes…
Le syndicat tente également de continuer à défendre les droits des travailleurs au quotidien et ça inclut là aussi les combattants. Plein de cas de figure compliqués se présentent : certains sont blessés ou reviennent traumatisés, d’autres sont faits prisonniers de guerre… Nous avons ainsi une équipe de juristes bénévoles qui leur apportent une assistance juridique gratuite.
À l’international, le travail au sein du RSISL est selon moi très important : nous avons reçu des délégations syndicales, des convois d’aide. C’est un exemple de solidarité concrète qui part de la base. Il est important de renforcer ces liens directs. Et qu’on puisse entendre à l’étranger la situation dans laquelle se trouvent les travailleurs d’Ukraine. »
1 « En Ukraine, la casse du droit du travail accélérée par la guerre », Alternatives économiques (17/01/2023).
2 « Ukraine : la crise, une opportunité pour le syndicalisme libre ? », Alternatives internationales n° 43 (06/2009).
3 Le RSISL regroupe des dizaines d’organisations du monde entier et entend promouvoir un syndicalisme de lutte, anticapitaliste et autogestionnaire.
4 Merci à Marie Collinet et Gueorgui Pevtsov pour la traduction.
5 Elle se situe actuellement à une centaine de kilomètres au sud.
6 Le numéro deux mondial du secteur détient là-bas la plus importante usine sidérurgique du pays.
7 La Fondation nationale pour la démocratie, organisation de droit privé, fondée par le gouvernement américain afin d’encourager le développement de la démocratie dans le monde – lorsqu’elle sert les intérêts US.
8 Un exemple de cette parfaite continuité de la politique économique : Oksana Markarova, aujourd’hui ambassadrice d’Ukraine aux États-Unis, a été ministre des Finances de Porochenko, puis de Zelensky.
9 Les syndicats ne sont pas autorisés dans l’armée ukrainienne.
Cet article a été publié dans
CQFD n°218 (mars 2023)
« Moins de super profits, plus de super pensions », « Prenez la thune aux milliardaires, pas aux grands-mères »... Dans les manifs contre la réforme des retraites, ça casse du riche ! Dommage collatéral ? Que nenni ! Alors que les crises se cumulent, les inégalités se creusent toujours plus et les riches se font plaisir. D’où notre envie d’aller voir ce mois-ci du côté des bourgeois. Ou comment apprendre à mieux connaître l’ennemi, pour mieux le combattre évidemment. En hors-dossier, la Quadrature du net nous parle de la grande foire à la vidéosurveillance que seront les Jeux olympiques Paris 2024. Youri Samoïlov, responsable syndical, aborde la question du conditions de vie des travailleurs dans l’Ukraine en guerre un an après le début de l’agression russe. Avec Louis Witter, on discute du traitement des exilés à Calais à l’occasion de la sortie de son livre La Battue. On vous parle aussi du plan du gouvernement « pour la sécurité à la chasse » qui n’empêchera hélas aucun nouvel « accident » dramatique, d’auto-organisation des travailleurs du BTP à Marseille ou encore d’une exposition sur un siècle d’exploitation domestique en Espagne... Et plein d’autres choses encore.
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Paru dans CQFD n°218 (mars 2023)
Par
Illustré par Théo Bedard
Mis en ligne le 10.03.2023
Dans CQFD n°218 (mars 2023)
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