Pédagogie féministe

Transmettre la révolution

Dans Femmes pédagogues, Grégory Chambat met à l’honneur l’engagement des femmes dans les combats pédagogiques du XIXe siècle à nos jours, souvent restés dans l’ombre. Militantes féministes et révolutionnaires, elles se battent contre le conservatisme scolaire et inventent d’autres manières d’apprendre.
Audrey Esnault

Aux grands hommes, les grandes œuvres pédagogiques : Célestin Freinet et sa pédagogie de rupture, Francisco Ferrer et sa pédagogie libertaire… L’histoire des combats pour une autre école, même quand ils se veulent de gauche, reste empreinte de sexisme1. Dans Femmes pédagogues (Libertalia, 2024), l’enseignant et syndicaliste Grégory Chambat, revient sur des figures oubliées des luttes pédagogiques pourtant à l’avant-garde des combats pour une éducation révolutionnaire.

Prêcheuses de révolution

Au début du XIXe siècle, alors que l’école est surtout réservée aux garçons et que l’éducation des filles est le plus souvent religieuse, la révolution de 1848 déclenche un foisonnement d’idées et de pratiques nouvelles en matière d’éducation, notamment entre les genres. Dans son programme d’éducation, l’Association fraternelle des instituteurs, institutrices et professeurs socialistes, très critique de l’école qu’elle qualifie de « casernement », posent les principes d’une éducation non genrée : il faut que « la femme, aussi bien que l’homme, soit élevée comme un être libre […] Nous voulons que l’éducation ouvre librement à toutes comme à tous les carrières de l’industrie, de l’art et de la science ».

Visionnaire pour l’époque, cette conception de l’école est battue en brèche après le coup d’État de 1851, après lequel plus de 4 000 enseignant·es militant·es seront évincé·es de l’instruction publique. Deux enseignantes, Pauline Roland et Jeanne Deroin, paieront même le prix fort pour leur implication dans la révolution de 1848 : six mois de prison ferme. En signe de contre-révolution, le Parlement élève de 50 centimètres la « cloison séparative » qui scinde les salles de classe des écoles communales entre les filles d’un côté et les garçons de l’autre.

Malgré la répression, la remise en cause de l’ordre patriarcal continue pendant le Second Empire. Certaines femmes s’engagent dans l’éducation populaire2 et d’autres fondent des clubs pour s’instruire collectivement. Pendant la Commune, alors que des institutrices montent sur les barricades – à l’image de la glorieuse Louise Michel – aucune n’est conviée à la commission éducative créée dans la foulée. Cette dernière adopte, sans elles, la gratuité et la mixité à l’école.

« Les combats pour une autre école, même quand ils se veulent de gauche, reste emprunts de sexisme »

Pour autant, les femmes pédagogues ne se découragent pas et s’engagent sur le terrain. L’institutrice Marie Manière ouvre un « atelier école » pour les filles. La militante Marie Verdure préfigure un projet de crèche laïque. Après la Semaine sanglante, nombre d’institutrices communardes sont condamnées, accusées par l’État d’avoir « usurpées dans les écoles les fonctions vénérées des sœurs de charité ».

Louise Michel est déportée en Kanaky : là-bas, elle fonde une école pour les enfants des banni·es. Plus tard, pendant son exil à Londres, elle ouvre une école anarchiste où parole et autorité sont partagées3. Jusqu’à la fin de sa vie, elle conjuguera engagement révolutionnaire et enseignement, avec pour principe : « apprendre toujours, partager ce savoir, soulager la misère et pour cela prêcher la révolution ».

Après avoir maté la Commune, la IIIe République rétablit l’inégalité de salaires entre instituteurs et institutrices et cantonne les jeunes écolières de primaire « aux soins du ménage et aux ouvrages de femme »…

Vers l’avenir social

À la fin du XIXe siècle, alors que l’école est rendue laïque et obligatoire pour tous·tes, des femmes pédagogues continuent à faire vivre le flambeau d’une pédagogie libératrice, en dehors de l’école comme en son sein.

La militante et pédagogue libertaire Madeleine Vernet crée en 1906 l’Avenir social, un orphelinat fondé sur les principes d’un enseignement « intégral » : physique, manuel, intellectuel, artistique mais aussi social. « Nous les habituons à rendre de petits services, à utiliser leurs forces qui sont pour eux autant une distraction qu’un travail. » Critique de l’école de Jules Ferry, qui valorise chez les hommes la force et l’intelligence et qui « habitue la fillette à la vie passive, faite de docilité et de soumission », cet orphelinat mélange filles et garçons et leur donne les mêmes enseignements. Loin d’une expérience isolée, Vernet imagine un réseau d’orphelinats ouvriers proches des organisations militantes comme la CGT, auquel l’Avenir social est rattaché en 1912.

« Le syndicat milite pour l’enseignement obligatoire de la couture chez les garçons »

À la même période, des enseignantes comme Josette Cornec s’engagent dans le syndicalisme révolutionnaire. Alors que les syndicats enseignants sont interdits, elle participe à la création du syndicat du Finistère, proche du mouvement ouvrier qu’il soutient dans les grèves. Féministe, le syndicat milite pour l’enseignement obligatoire de la couture chez les garçons. Cornec critique cependant le « rôle effacé que les femmes jouent dans [ce] syndicat » et participe à la création de comités féministes où « les institutrices syndiquées s’y instruiront, s’y éduqueront mutuellement ».

Contre l’ignorance, des femmes libres

Alors que le temps des révolutions s’achève en France, c’est du côté de la Révolution espagnole de 1936 que l’étincelle pédagogique reprend vigueur. Les Mujeres Libres, nom d’une revue féministe qui milite pour l’enseignement des femmes, devient le nom d’un groupe féministe très engagé dans la révolution. D’après elles, les femmes souffrent d’un « triple esclavage : l’ignorance, la condition de productrice et de femelle ». Pour pallier l’ignorance – 60 % des femmes espagnoles ne savent ni lire ni écrire – les Mujeres Libres réquisitionnent des locaux et y tiennent des cours. Chaque groupe, en ville où à la campagne, se doit de créer un centre d’éducation « afin qu’il ne reste pas une seule campagne qui ne sache lire et écrire ». Au 65e jour de la révolution, preuve que l’auto-éducation des femmes fait œuvre de révolution, les Mujeres Libres « ne se contentent plus d’alphabétiser mais éduquent et forment politiquement des milliers de femmes  ».

« Les Mujeres Libres ne se contentent plus d’alphabétiser, mais éduquent et forment politiquement des milliers de femmes »

Au cours du XXe, d’autres figures, comme Rosa Luxembourg et son école du socialisme, ou Germaine Tillion et son action éducative anticoloniale pendant la guerre d’Algérie, ont marqué l’histoire de la pédagogie. Mais très souvent le pouvoir a guetté et réprimé ces femmes qui cherchaient à libérer l’enseignement des logiques de classe et de genre.

S’il n’est aujourd’hui plus question de séparer filles et garçons, l’enseignement vise rarement à rendre les rapports entre les genre égaux. Seul 15 % des élèves ont des cours d’éducation sexuelle et les tentatives pour généraliser son enseignement se heurtent souvent au camp réactionnaire. Dernier exemple en date : le syndicat Parents vigilants et le Syndicat de la famille y déplorent, dans une pétition publiée ce mois-ci au JDD, « l’idéologie du genre » et « l’influence woke »...

Étienne Jallot

1 À titre d’exemple, la revue Sciences humaines ne présentait qu’une seule femme dans son numéro hors-série n°17 « Les grands penseurs de l’éducation », octobre 2024.

2 Voir « Hussardes à l’avant-garde », CQFD n°232

3 L’école fermera après que la police a découvert une bombe stockée dans les sous-sols...

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Cet article a été publié dans

CQFD n°236 (décembre 2024)

Dans ce numéro, vous trouverez un dossier spécial États-Unis, faits de reportages à la frontière mexicaine sur fond d’éléction de Trump : « Droit dans le mur ». Mais aussi : un suivi du procès de l’affaire des effondrements de la rue d’Aubagne, un reportage sur la grève des ouvriers d’une entreprise de logistique, une enquête sur le monde trouble de la pêche au thon.

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