Totalement responsable

APRÈS LA CATASTROPHE D’AZF, j’ai eu un rapport problématique avec les collègues toulousains qui avaient bossé sur ce site. Mêmes conditions de boulot mais conclusions opposées. Sur mon usine, on dénonçait les manquements à la sécurité, pendant qu’à Toulouse, ils présentaient leur usine comme étant très sûre. Et de demander sa réouverture en se rangeant aux côtés du patron : Total. Il faut dire que la direction de la multinationale les avait pris dans le sens du poil en disant que les salariés d’AZF n’étaient pas responsables. Malgré cela, et même si j’ai écrit un petit bouquin1, en particulier sur l’autre catastrophe que constituait le ralliement des salariés à leur patron, je refusais les invitations des associations de Toulouse : je n’avais pas envie de parler contre mes anciens collègues, n’ayant pas vécu ce qu’ils avaient vécu. Un premier procès a condamné les méthodes de Total qui a lancé de nombreuses contre-enquêtes pour brouiller les pistes. Depuis le 23 février s’est ouvert un nouveau procès, qui doit durer quatre mois. Médiatisé au début, on n’en parle plus aujourd’hui que dans la région toulousaine. À l’usine où je travaille, ce procès a entraîné une certaine paranoïa. Des barbelés ont été installés et le gardiennage a été multiplié. Total a envoyé ses communicants pour nous expliquer qu’on ne saurait jamais ce qui s’est vraiment passé mais que Total assumerait ses responsabilités. Pour finir nous avons tous reçus une plaquette pour comprendre le procès (version Total, of course).

J’ai quand même voulu assister au procès, voir la salle, les écrans, la foule, les flics… Voir aussi le directeur général de ma boîte se faire cuisiner sur grand écran, ce qui est plutôt jubilatoire.Ma confiance dans la justice est peu élevée mais, que la partie civile ait obtenu que Desmarest,PDG à l’époque de la catastrophe, soit considéré comme prévenu est, déjà, une victoire. Par contre voir les tronches de l’avocat de Total et de son staff psychorigide,ça donne des envies de coups de boule. Ce qui m’intéressait, surtout, c’était de revoir quelques anciens collègues. En fait,ils étaient peu nombreux dans la salle d’audience. Seul, du côté de la défense, se trouve Jacques. Militant CGT, ancien responsable sécurité de l’usine, il a créé l’association Mémoire & Solidarité et il est quasiment le seul à avoir voix au chapitre dans les médias. Jacques a pris fait et cause pour les thèses de Total. Je n’ai pas envie de lui parler,lui non plus. Par contre il va souvent discuter avec l’ancien directeur d’AZF ainsi qu’avec les avocats de Total. Côté partie civile, je retrouve quelques anciens collègues, pour la plupart des anciens de la CGT, aussi. Ils viennent tous les jours. Je retrouve Serge qui me salue comme si on s’était vus la veille. Après l’accident, il avait la tête dans le cratère et semblait perdu. Là, avec ce procès, il a repris du poil de la bête et, avec Armand, ils se souviennent des graves problèmes de sécurité que le CHS-CT avait dénoncés quelques mois avant l’explosion.

La version des juges s’orienterait de nouveau vers la gestion catastrophique des déchets sur le site, les problèmes de sous-traitants non qualifiés et le hangar 221 dont on ne s’occupait pas. Ce qui avait été dénoncé, il y a des années déjà, mais présentés par la direction comme « risques calculés » (la preuve !). Le soir de mon passage à Toulouse, lors d’une réunion, je croise Georges. C’est le seul salarié d’AZF à s’être porté partie civile. Il déplore la séparation détestable qu’il y a eu entre les salariés et la population. « Dés le 21 septembre, Total a mis en place une procédure de management pour une reprise en main des salariés, dit-il, et nous avons été victimes de Total à l’intérieur comme à l’extérieur. Je l’ai découvert au moment du procès. Le bâtiment 221, au niveau des autorités administratives,personne ne connaissait son existence. C’était la poubelle de l’usine. Il n’y avait que les investissements sécurité faits par obligation mais il y avait aussi les suppressions de postes en même temps. Total voulait garder “le coeur de métier” et passer le reste à la sous-traitance non formée. Le seul objectif : les gains de productivité, tout en trichant sur la sécurité. »

On le laisserait parler, Georges ne s’arrêterait plus, il en a très gros sur le cœur. La parole se libère, des salariés acceptent de discuter, enfin, avec les associations de sinistrés… Au moins ce procès aura servi à ça. C’était mon ressenti, lors d’un passage trop rapide, à Toulouse.

PS : Depuis que j’ai écrit ce texte, des experts ont soutenu la thèse de l’apport de quelques kilos de « balayures » d’un produit chloré pour piscines dans une benne de 500 kilos de nitrate d’ammonium industriel qui sert à la fabrication d’explosifs. Celle-ci avait été déversée un quart d’heure avant l’explosion sur un tas de onze tonnes de nitrate d’ammonium agricole (NaA), dans le sas d’entrée du hangar 221 détruit par la déflagration. Après de longs tâtonnements, les experts ont réalisé une série d’essais de reconstitution de la catastrophe du 21 septembre 2001 au centre militaire de Gramat (Lot) en 2004-2005.


1 Après la catastrophe, L’Insomniaque, 2002.

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Paru dans CQFD n°68 (juin 2009)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Mis en ligne le 14.07.2009