Pollution industrielle en terre touristique
Toscana Soude Système
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C’est une longue plage blanche qui détonne sur un littoral où le sable est gris. L’eau est d’un bleu azur, presque fluorescent : on dirait de l’encre de surligneur. Un petit paradis artificiel que l’on surnomme parfois « la Miami des pauvres ». Quelques locaux dorent au soleil encore chaud de septembre, tandis que des touristes barbotent sans le savoir dans une eau souillée de cadmium, de plomb, de mercure et d’arsenic. À l’arrière-plan, une usine de produits chimiques déverse ses rejets dans la mer via un canal d’évacuation, recouvrant la grève de carbonate de calcium d’un blanc éclatant. Bienvenue à Rosignano Solvay.
Depuis plus d’un siècle, la Toscane vit de l’industrie. Et en meurt, lentement. La population paysanne est devenue ouvrière en quelques générations. Aujourd’hui, l’emploi s’y répartit à parts égales entre agriculture, industrie et tourisme. Souvent, les trois sont profondément imbriqués. Mais peut-être nulle part autant qu’à Rosignano Solvay. À 30 km de Livourne, la ville porte le nom de l’usine qui s’y est implantée au début du XXe siècle, marquant durablement le territoire.
En ce début septembre, il fait encore assez chaud pour se baigner. Malgré les panneaux d’interdiction plantés près du fosso bianco, le canal d’évacuation qui sépare la plage en deux, certains s’y risquent, d’ailleurs : des touristes que la présence de l’usine ne rebute pas. Un père de famille hollandais, dont les enfants en bas âge pataugent dans le liquide blanchâtre, affirme s’être renseigné avant de venir : l’usine produit du bicarbonate de soude, et le bicarbonate, ce n’est pas dangereux – il en met même dans ses gâteaux.
Ce n’est peut-être pas un hasard si les services de communication de l’industriel belge, leader mondial de la chimie dont le chiffre d’affaires global s’élève à 12 milliards d’euros, mettent en avant ce produit et l’image inoffensive qui y est généralement associée. Et puis, tout ce blanc qui recouvre la plage, ce n’est que du carbonate de calcium – de la craie en somme. Mais la fabrication du bicarbonate, comme de tout dérivé de la soude, n’est pas sans danger [lire l’encadré]. Une usine comme celle de Rosignano a un impact à deux niveaux : ce qu’elle prend au territoire et ce qu’elle y rejette, structurellement et accidentellement.
Main basse sur les ressources
Solvay jette son dévolu sur la Toscane au début du XXe siècle, parce que s’y trouve un réseau de chemins de fer et de routes, mais surtout des matières premières en abondance : carrières de calcaire et mines de sel. Pour extraire ce sel, il faut de l’eau, beaucoup d’eau. Ce qui déclenche une forte mobilisation à Cecina, où l’industriel prévoyait initialement de s’implanter : les agriculteurs font bloc pour empêcher l’arrivée de l’usine par crainte de la voir assécher leurs terres.
La commune de Rosignano, elle, se montre disposée à l’accueillir, offrant même une exonération de taxe contre la promesse d’embaucher au moins 30 personnes. En 1913, les travaux commencent, par la création d’un haut fourneau pour fabriquer les briques nécessaires à la construction de l’usine et de la petite ville qui accueillera ses employés. Ici, tout est Solvay. La rue principale mais aussi le théâtre, les deux écoles, le stade, la gare et, ironie amère, l’ancien hôpital. Autrefois appelée « Paese Nuovo », cette frazione de Rosignano Marittimo prend en 1917 le nom de l’usine. Il y a des petits logements pour les ouvriers, des immeubles plus grands pour les employés, plus spacieux encore pour les cadres et, surtout, le « manoir » du directeur.
L’usine passe avant tout et la région pâtit de sa gourmandise en eau. La demande est allée croissant : d’après les déclarations de Solvay, on passe d’une consommation annuelle de 28 000 m³ dans les années 1920 à plus de 14 millions en 1996. L’eau douce est prélevée aux fleuves Cecina et Fine pour l’extraction du sel gemme à Volterra. Cette saumure saturée est acheminée vers l’usine de Rosignano via des canalisations longues de plusieurs kilomètres, puis rejetée dans la mer. Le procédé Solvay requiert « une concentration d’environ 350 grammes de sel par litre », explique Giacomo Luppichini, ex-conseiller municipal de la ville (Rifondazione communista) et militant écologiste – une concentration bien supérieure à celle de l’eau de mer.
Des mouvements citoyens ont suggéré à Solvay la création d’un dessalinisateur, qui permettrait d’utiliser l’eau de mer. Mais l’industriel a fait savoir que le projet ne verrait pas le jour : trop cher. Pour Maurizio Marchi, membre de Medicina Democratica1, le problème n’est pas le prix du dessalinisateur, mais le coût dérisoire de l’eau : environ 7 centimes du mètre cube. Un beau cadeau à l’industrie de la part de la collectivité, qui brade aussi ses mines de sel. La concession de Solvay pour leur exploitation est encore valable trente ans, mais d’ici là que restera-t-il à en tirer ?
Carbonate de calcium et métaux lourds
Et puis il y a ce que l’usine rejette, à commencer par le plus voyant : le carbonate de calcium déclassé. D’après l’Arpat2, l’usine évacue 120 000 tonnes par an de matières solides en suspension3, soit 13 millions de tonnes depuis sa création. C’est ce qui a créé les fameuses « plages blanches ». Le sable n’a pas été blanchi par des produits chimiques, mais recouvert par ce sédiment, étouffant complètement le littoral et causant la disparition d’un herbier de posidonies de Méditerranée. Ces plantes marines constituent la base d’un écosystème très riche où vit une importante faune aquatique. Elles sont aussi un formidable piège à carbone et, enfin, leurs racines entremêlées luttent efficacement contre l’érosion.
En 2003, un accord passé entre Solvay et l’administration italienne prévoyait de limiter les émissions de matières solides en suspension à 60 000 tonnes par an à partir de 2008. Dix ans plus tard, la limite est largement dépassée : chaque année, les émissions sont deux à trois fois supérieures à ce qui était prévu par l’accord. En 2009, la société Solvay a fait savoir qu’elle était dans l’impossibilité technique et économique de le respecter.
Le carbonate de calcium sert aussi de matériau d’absorption de produits dangereux, dont les métaux lourds, que l’usine rejette en grande quantité dans la mer. Outre des dérivés de la soude, le complexe industriel produit du chlorure de calcium, du chlore, de l’acide chlorhydrique, du chlorométhane, des matières plastiques, de l’eau oxygénée et de l’électricité. Tout cela implique l’utilisation et le rejet de divers produits polluants. Les chiffres communiqués par Solvay donnent le vertige. En 2014, l’usine a recraché 52 kilos de mercure, 248 kilos de cadmium, 900 kilos de zinc, 2,67 tonnes d’arsenic, 2,4 tonnes de cuivre, 1,82 tonne de nickel, 8,96 tonnes de plomb4.
En 2013, une enquête a révélé que des canaux de rejet illégaux avaient été ouverts par Solvay : afin de rester dans les normes autorisées, qui s’intéressent au taux de produits polluants dans l’eau, l’entreprise les avait simplement dilués davantage. Solvay a choisi de passer un accord pour obtenir une condamnation plus légère, ce qui en droit italien revient à reconnaître sa faute.
Dans son dernier rapport, l’Arpat relève surtout la trop grande présence de mercure dans les sédiments, et pas seulement au niveau du canal d’évacuation. Les courants entraînent les matières en suspension, si bien que la plage de Castiglioncello, à 5 km de la plage blanche, est plus polluée au mercure que celle-ci.
Et la santé ?
Les premiers à s’inquiéter de l’impact de ces rejets sur la santé ont été les ouvriers de l’usine. Avant 1947 existait une indemnité de nocivité. Grâce au travail syndical, on passera d’une monétisation des risques à leur réduction. À partir de 1955, l’entreprise prend en charge la santé des employés et leur impose leur médecin de famille. La situation est inacceptable pour les syndicats, qui vont mener des enquêtes internes. En 1967, à la suite des travaux du professeur Viola, médecin de l’usine, un groupe de surveillance de la santé des travailleurs est créé, mais toujours avec Solvay à sa tête.
Le docteur alerte sur les dommages liés au mercure : les fortes concentrations causent des malformations osseuses et des tumeurs de la peau, des poumons et des os. Depuis que Solvay n’utilise plus l’électrolyse dans la fabrication du chlore (2008), le mercure rejeté est « inactif », mais il reste sur la plage 500 tonnes de mercure des déversements précédents. La plage blanche dégage 164 nanogrammes de mercure par mètre carré aux heures les plus chaudes5.
Les travailleurs ont été exposés à d’autres produits dangereux, dont le chlorure de vinyle monomère (CVM), si meurtrier qu’il a provoqué la fermeture d’une partie du site en 1978. Le CVM déclenche l’angiosarcome du foie, cancer très rare qui a emporté la plupart des trente employés de ce secteur de l’usine. Triste anecdote : le CVM reste à l’état liquide à basse température et les ouvriers, ignorant son pouvoir cancérigène, y conservaient leurs pastèques pour les garder au frais. Quand, en 1988, Solvay a voulu rouvrir cette partie du site, l’industriel s’est heurté au refus de la population.
Medicina Democratica a lancé un référendum dont tout le monde pensait qu’il ne servirait à rien. Maurizio Marchi se souvient : « L’institution communale ne prévoyait pas de référendum, même pas consultatif, alors abrogatif, n’en parlons pas ! Le maire l’a permis parce qu’il était convaincu de le remporter. Il y avait à l’époque deux pouvoirs à Rosignano : Solvay et le Parti communiste. Les opposants étaient vus comme une petite minorité. Contre toute attente, leur victoire fut écrasante : 55,5 % contre l’usine de CVM. » Pour Marchi, le référendum a changé la donne : Solvay n’est plus vu comme la mère nourricière de la ville, mais comme une marâtre. On ose s’y opposer, y résister ; le chantage à l’emploi ne marche plus vraiment.
Cachez cette pollution que je ne saurais voir…
Avec seulement 800 employés dans la région – bien peu comparé aux 4 000 des années 1970 –, Solvay n’est plus le premier pourvoyeur d’emplois. Même si tout est encore au nom de Solvay, Rosignano est devenue une ville périurbaine, dont la population va travailler à Livourne. Le tourisme remplace progressivement l’industrie.
Mais cela ne simplifie pas le problème : que faire de la pollution ? La cacher sous le tapis, pour ne pas effrayer les touristes ? C’est ce que déplore Claudio Marabotti, cardiologue lanceur d’alerte qui a mené une première étude épidémiologique. Il a étudié les maladies potentiellement liées à la pollution : les tumeurs, les maladies cardiovasculaires de type infarctus ou AVC et les maladies neurodégénératives, comme Parkinson ou Alzheimer. Les résultats mettent en avant sur la commune de Rosignano une mortalité importante de 2001 à 2010.
L’étude a suscité un certain intérêt dans la population, mais on a eu tendance à la minimiser. Après sa publication dans une revue scientifique internationale, la municipalité de Rosignano a organisé des rencontres où le docteur Marabotti n’a été invité qu’en tant qu’auditeur, sans qu’on le laisse exposer ses données. Il a proposé un approfondissement de ce travail, en vain. Faute de moyens, le lien entre mortalité et pollution reste à démontrer formellement.
Les maladies évoquées ne se rencontrent pas que chez les travailleurs, mais dans l’ensemble de la population. Pour Claudio Marabotti, les trois causes possibles sont : les métaux lourds présents dans la mer, l’aérosol marin (phénomène météorologique) qui ramène ces mêmes métaux lourds à terre, ainsi que l’ozone et les particules fines émises par l’usine. Il ajoute qu’on ne peut pas compter sur la bonne volonté d’un industriel : « Une entreprise, même si elle suit une ligne de conduite éthique, fait tout pour maximiser le profit et tend à ne pas protéger l’environnement dans lequel elle travaille. Mais on peut avoir une influence là-dessus. Il faut la contraindre à s’améliorer et à nettoyer ce qu’elle a pollué. »
À cela s’ajoutent les rejets accidentels. Comme à l’été 2017, quand une fuite d’ammoniaque a provoqué une hécatombe de poissons. Ce n’était pas la première fois… Officiellement, on ne sait pas ce qui s’est passé : les spécimens prélevés pour analyse n’ont pas été conservés dans des conditions satisfaisantes, et l’autopsie n’a pas pu avoir lieu. Ce qui démontre, au mieux, un certain manque de professionnalisme de la part des agences de contrôle.
L’impossible fermeture
De son côté, Solvay affirme se tourner résolument vers le développement durable, un secteur plein de nouveaux marchés à conquérir. L’industriel ne manque jamais de répéter que la qualité de l’eau mesurée sur la plage blanche est la même que sur toute la côte toscane. Il oublie d’ajouter que ce littoral est largement souillé par l’industrie depuis un siècle. Car Solvay n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, peut-être seulement le plus visible.
Si la plage obtient chaque année le drapeau bleu, c’est parce que les tests n’y recherchent que la présence de matières fécales. Et le lien qui unit l’usine au territoire n’est pas près de se rompre : un départ signifierait une obligation d’assainissement au coût faramineux. Alors on continue à exploiter la nature, tant qu’il y a du sel à creuser, de l’eau à puiser et des touristes heureux de profiter d’une belle plage immaculée. Et morte.
La soude et ses dérivés : des produits écolos ?
En cuisine, au potager, en dentifrice, pour faire le ménage… Le bicarbonate de soude est souvent présenté comme un produit à tout faire « 100 % écolo ». Mais comment le fabrique-t-on ?
La soude végétale s’obtient à partir de la combustion de la salicorne, méthode traditionnelle aujourd’hui encore utilisée pour la fabrication du savon d’Alep. Mais la cendre de salicorne ne contient que 15 % de soude, ce qui, à partir du XVIIIe siècle, est devenu bien insuffisant face à la demande industrielle grandissante. On a alors utilisé principalement la très polluante méthode Leblanc, qui génère de l’acide chlorhydrique, responsable de pluies acides. Pour contrer ces effets dévastateurs, l’Angleterre vote en 1863 une des premières lois de protection de l’environnement, l’Alkali Act.
À la même période, le chimiste belge Ernest Solvay invente un autre procédé. Moins polluant et surtout plus économique, il détrône rapidement la méthode Leblanc. Mais pour fabriquer de la soude selon la méthode Solvay, il faut du sel et du calcaire en grande quantité, de l’eau, et des métaux lourds, tel le mercure. Une usine produisant des dérivés de la soude a donc nécessairement un impact sur son environnement.
Cette enquête a également fait l’objet d’un documentaire radiophonique de 54 minutes. « On dirait la soude » (de Marie Causse & Matthieu Adam) est disponible à l’écoute sur le site de Radio Canut.
1 Association de lutte pour la santé née dans les années 1970.
2 Agenzia regionale per la protezione ambientale della Toscana : agence publique de surveillance de l’environnement.
3 Source : rapport Arpat 2014.
4 Source : The European Pollutant Release and Transfer Register.
5 Source : CNR (Consiglio nazionale delle ricerche) de Pise.
Cet article a été publié dans
CQFD n°171 (décembre 2018)
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Paru dans CQFD n°171 (décembre 2018)
Par
Illustré par Alberto Prunetti
Mis en ligne le 29.12.2018
Dans CQFD n°171 (décembre 2018)
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