Au commencement était Caracol
Tijuana : tisser un lieu, tisser des liens
Depuis des années, pour se protéger mutuellement des violences rencontrées durant le voyage, en particulier de celles des cartels, les personnes fuyant les pays d’Amérique centrale s’organisent en groupes. Ceux-ci atteignent parfois une centaine de personnes et sont composés principalement de familles. En 2018, ce phénomène prend une ampleur inattendue : entre 8 000 et 10 000 personnes se lancent sur la route vers les États-Unis. Mi-novembre, la « caravane » arrive à Tijuana.
« À part quelques tentes distribuées à droite à gauche, l’État ne faisait rien. Les gens qui arrivaient ici ne savaient ni quoi faire ni où aller. Ce sont les organisations civiles, comme la nôtre, qui se sont organisées », raconte Nakari, membre de Comida No Bombas, une cantine collective qui distribue quotidiennement des repas gratuits. Sociologue de formation et cuisinière depuis qu’elle est en âge de travailler, celle-ci s’acharne à préparer des plats « avec amour et sincérité ». « On mange la même chose que ceux qu’on aide, contrairement à la plupart des cantines de l’Église », précise-t-elle alors qu’on échange près des fourneaux, abrités par un espace autogéré : El enclave Caracol (L’enclave de l’escargot).
« On mange la même chose que ceux qu’on aide, contrairement à la plupart des cantines de l’Église »
Ce petit immeuble de trois étages est situé à quinze minutes à pied des postes frontières, entre la calle Révolution où déambulent les gringos le week-end et la Zona norte où l’on trouve des bordels ouverts nuit et jour, dans lesquels travaillent des prostituées de tous âges (même mineures), de tous genres (les personnes trans sont reléguées aux espaces les plus malfamés) et à tout prix. « On croise des clients pauvres comme riches ici », raconte Sarai, qui nous fait visiter sa ville, en mettant en garde contre la police qui arrête régulièrement les passants, touristes ou locaux, pour les dépouiller. Elle énumère les assassinats qui ont eu lieu ces dernières semaines, certainement dus à des conflits entre cartels. « La situation est très tendue parce qu’on est à un moment où le gouvernement est en transition depuis l’élection de Claudia Sheinbaum1. Ça fait plusieurs semaines que l’armée patrouille quotidiennement », précise-t-elle alors qu’on croise une voiture chargée de bidasses armées jusqu’aux dents. « Welcome to Tijuana », rit-elle avant de retourner vers Caracol où elle habite depuis plusieurs années.
« On choisit qui on laisse entrer : ici, pas de police, pas de presse, pas de caméras »
La devanture du lieu, couverte de fresques et ornée de plantes, annonce un havre de paix. Tout comme le comptoir du café ouvert sur la rue. C’est en tout cas un haut lieu de solidarité. En 2018, c’est de là que s’est organisée la solidarité avec les personnes de la « caravane ». Pendant une année, le deuxième étage a été transformé en infirmerie et le troisième en auberge temporaire.
Six ans après ce moment d’effervescence, en étoile autour de Caracol, on trouve aujourd’hui plusieurs « auberges » prenant en compte les besoins spécifiques des personnes (LGBT, familles, mères isolées, hommes seuls), mais aussi des lieux dédiés au soutien juridique ainsi qu’un espace pour se doucher et laver ses vêtements. Juste devant, les membres de Comida No Bombas servent quotidiennement une centaine de repas aux personnes à la rue. Quant à l’infirmerie temporaire, elle s’est transformée en une véritable clinique, où médecins et psychologues reçoivent leurs patients gratuitement. On y découvre même un vaste espace maternité, offrant aux femmes migrantes la possibilité d’un accompagnement en douceur.
« Ici, je lutte pour ma vie en même temps que pour celle des autres. »
Et Caracol aujourd’hui ? « La cuisine fonctionne toujours, relève Nakari. On a aussi un ordinateur, un point wifi et des toilettes à disposition pour tout le monde. On est un lieu de passage, alors on oriente les gens vers les espaces qui se sont créés. » Si la plupart de ces espaces nés à Caracol ont un statut d’associations indépendantes de l’État, elles touchent des fonds, ont un cahier des charges et un fonctionnement plus ou moins horizontal suivant les structures. « Nous on est pauvre, dit Andrea, autre membre de la cuisine, en riant. Mais on suit une ligne à laquelle on croit. On choisit qui on laisse entrer. Ici, pas de police, pas de presse, pas de caméras ». « Et surtout, pas d’hommes hétéros », renchérit Nakari. La réalité est bien plus nuancée, en témoigne notre présence : deux journalistes hétéros, munis de stylos et caméra au poing. Mais nos deux hôtes nous font clairement comprendre d’un ton rieur qu’on est tolérés parce qu’elles nous ont choisis. « Avant, Caracol était plus punk, mais aussi très hétéro. Ces dernières années, le lieu est identifié comme un espace LGTB, c’est ce qui a fait que j’y suis restée. Ici, je lutte pour ma vie en même temps que pour celle des autres. »
Pour Sarai, il est clair que la lutte contre le patriarcat va de pair avec celle contre le capitalisme et la fermeture des frontières. Originaire de l’État du Sonora, elle était encore un nourrisson quand elle est arrivée à Tijuana. Comme la plupart des habitants ici, c’est une immigrée de l’intérieur. Depuis le toit-terrasse de Caracol, surplombant la ville, elle commente la violence qui habite ses rues, mais aussi son sens de l’hospitalité. En tant que lesbienne, elle sait qu’elle a plus de possibilités de travailler et d’être acceptée ici qu’ailleurs au Mexique. La quarantaine, cheveux violets flottants au vent, notre hôte s’est mariée à 20 ans en robe blanche et de façon très tradi, avant de faire un virage en épingle et de se sauver d’une relation violente. Du haut de sa tour safe, elle nous lance un dicton : « Quien toma el agua de la presa de Tijuana se queda »(celui qui s’abreuve à la source de Tijuana n’en repart pas).
Celui qui s’abreuve à la source de Tijuana ne repart pas
Et malheureusement, si le dicton est peu connu, Tijuana est, selon les dires de beaucoup, en proie à une gentrification éclair. « Ici, tu travailles à l’usine, 8 à 12 heures par jour avec un jour de repos toutes les 3 semaines. Le salaire minimum est de 2 700 pesos par semaine. Les loyers les moins chers sont de 5 000 pesos, quasiment deux semaines de travail », souffle Natalia, qui revient de la distribution des repas et récure la gazinière avec Sandra qui complète : « Des gens viennent des États-Unis et s’installent ici parce que c’est moins cher. Ils ne paient pas d’impôts, gagnent un bon salaire en faisant du télétravail et ne cherchent en aucun cas à s’adapter. Ça peut paraître symbolique, mais ils ne parlent pas un mot d’espagnol, alors qu’ils forcent ceux qui émigrent à parler leur langue. » Dans la cuisine, les filles sont bien remontées. Elles décrivent dans le détail l’exploitation des femmes de ménage, nounous et autres femmes traitées comme des domestiques, venues des coins pauvres du Mexique et sous-payées par les gringos. « Ce que je pense des Étatsuniens ? Ils sont insipides et n’ont pas de culture, grince Sandra. Ils vont ailleurs pour s’approprier celle des autres. Pour moi, c’est une tentative de colonisation. Il y a des gens, dans le centre, qui ont vécu là toute leur vie et qui doivent se déplacer en périphérie. » Et de conclure : « Ils parlent de nous comme des envahisseurs, mais ici, ce sont eux les envahisseurs ! »
1 Élue largement le 1er octobre 2024, à la tête de la coalition de gauche « Continuons de faire l’histoire » (déjà au pouvoir depuis 2018), elle est la première femme présidente du Mexique.
Cet article a été publié dans
CQFD n°235 (novembre 2024)
Ce mois-ci, on s’entretient avec une militante impliquée dans la révolte contre la vie chère en Martinique. Deux de nos reporters sillonnent le mur frontière qui sépare les États-Unis du Mexique, sur fond de campagne présidentielle Trump VS Harris. On vous parle de l’austérité qui vient, des patrons qui votent RN, mais aussi de la lutte contre la LGV dans le Sud-Ouest et des sardinières de Douarnenez cent ans après leur grève mythique…
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Paru dans CQFD n°235 (novembre 2024)
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Mis en ligne le 14.11.2024
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