Théâtre de l’ombre
Sacrée ambiance dans la petite salle du Teatro Nuovo, le jour de la clôture du festival Chi racconta la città, organisé par le journal indépendant Napoli Monitor. On y a vu quatre courts-métrages : le premier sur une glaçante prison psychiatrique en voie de fermeture, le deuxième sur une troupe de transsexuels du Quartieri Spagnoli (présents dans la salle), le troisième d’Alessandra Cutolo sur trois femmes du quartier chaud de Forcella (présentes aussi) et le dernier était un documentaire de l’ex-taulard Gaetano Di Vaio sur trois familles de ferrailleurs de la périphérie napolitaine. Entre chaque projection, Antonella Monetti, accordéon sur le ventre, poussait la chansonnette. Au répertoire, les vieux succès de Sergio Bruni, le cabaret de Raffaele Viviani…
Alessandra, Gaetano et Antonella ont en commun une expérience exceptionnelle : avoir tenu à bout de bras pendant dix ans une compagnie de théâtre, Liberanti1, composée presque exclusivement de taulards. Étudiante à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône) dans les années 1990, Alessandra a enseigné l’italien à la maison d’arrêt de Luynes. « J’avais été embauchée par l’association Génépi, après une émeute dans la taule. On me laissait seule, enfermée dans une cellule avec six ou sept détenus, fils ou petits-fils d’immigrés, qui parlaient un drôle de mélange de marseillais et de dialectes de l’Italie méridionale. » De retour à Naples, au centre social Diego Armando Maradona du quartier de Montesanto, elle est contactée par des ex-militants des Brigades rouges pour faire du « travail politique » dans les prisons. En 2002, elle finira par se détacher de ces parrains trop envahissants et lancera une troupe qui jouait du Beckett en dialecte
napolitain devant les familles de détenus… « La directrice de la prison était fière, elle se sentait comme une reine. » Le succès fut tel que l’administration pénitentiaire se laissa convaincre de donner des permis de sortie pour que les détenus-acteurs puissent répéter et jouer en ville, puis dans la région. Les familles, et ensuite un public plus large, en redemandaient. « Les pères étaient fiers de jouer devant leurs fils, et que les gens payent pour venir voir ce qu’ils avaient cuisiné in galera2, pour venir voir ce qu’ils avaient à dire à la société. » Les matons de l’escorte s’asseyaient dans l’obscurité de la salle, non loin des familles. « Mais certains spectateurs venaient un peu voir les bêtes sauvages, comme au cirque… Oui, c’était comme un cirque intellectualisé. »
« Puis, de fil en aiguille, on a eu des permis de sortie sans gardiens. Situation bancale : Antonella et moi étions censées dénoncer les incartades. Les épouses louaient des chambres d’hôtel à proximité des théâtres pour pouvoir baiser avec leur compagnon. On fermait bien sûr les yeux. Mais malgré nous, et à l’encontre de notre projet initial qui visait un processus de libération progressive, on devenait peu à peu leurs gardiens. » Il y a eu une évasion, où on a vu la troupe se lancer à la poursuite du fugueur jusque dans la gare centrale, parce qu’il compromettait toute l’expérience. « Étrange chasse à l’homme… La loi de la prison veut que tous payent pour la faute d’un seul. » Finalement, l’évadé fut arrêté par les carabinieri chez lui, dans son village.
« Pour suppléer certains prisonniers à qui le juge refusait le permis de sortie, on a fait appel à des ex-taulards, libérés entre-temps. Ça a vite généré des conflits. Un soir, en 2004, il y a eu une baston ultra-violente dans une loge. À coup de tessons de bouteille. Avec Gaetano, on a réussi à les séparer. » « Les copains disaient que le trac leur rappelait l’adrénaline qui pousse au ventre quand tu montes sur un braquage. Mais c’était dur, beaucoup de chagrin. Ramener les détenus en prison à trois heures du matin, après leur petite heure de gloire, après une représentation où ils avaient été applaudis, après le repas arrosé dans une pizzéria, c’était un crève-cœur… Ils s’enivraient rapidement : double expérience dionysiaque… »
Selon Alessandra, les acteurs professionnels ont une expérience de la vie assez pauvre, ils vivent en vase clos. Les voyous, eux, ont leurs tripes et leurs douleurs à mettre sur la table. « Des compagnies de théâtre, puis des producteurs de cinéma m’ont contactée pour organiser des castings et trouver des acteurs qui aient “une gueule”. J’ai gagné ma vie comme ça pendant ces dernières années, jusqu’à la crise actuelle. Il n’y a plus d’argent… » Certains des taulards-acteurs sont devenus célèbres. Carmine Paternoster a joué dans La Tempête de Shakespeare pour un grand théâtre public, et le rôle de Saviano dans Gomorra. Gaetano est devenu producteur de documentaires pour la télé, il a même produit Napoli, Napoli, Napoli, d’Abel Ferrara. Salvatore Striano vient de recevoir un prix à Berlin avec les frères Taviani. « Il est du quartier, il a fait partie d’une bande de braqueurs très célèbre et aimée jusque dans le stade du Napoli : les Teste Matte, les têtes folles… »
Mais l’histoire a aussi sa face obscure. « Un de nos acteurs principaux est mort d’une balle dans la tête lors d’un règlement de comptes, un autre est retombé pour braquage… Il y a eu aussi plusieurs morts par overdose : après un long sevrage, le premier shoot est souvent fatal. » Sans compter les dépressions, les épouses abandonnées, les familles explosées. « L’expérience a été intense, épuisante. J’ai vu partir le père de mes enfants, il n’en pouvait plus, il est à Rome maintenant. Trop de morts, trop de souffrance. Au bout de dix ans, on a raccroché. »
Par Nicolas Arraitz, dit Il Polacco
Cet article a été publié dans
CQFD n°98 (mars 2012)
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Paru dans CQFD n°98 (mars 2012)
Par
Illustré par Nono Kadaver
Mis en ligne le 09.05.2012
Dans CQFD n°98 (mars 2012)
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