Une joyeuse auberge espagnole

Séville ville ouverte

« Ils appellent ça “démocratie” et ça pue des pieds ! », chante un groupe de copains sur une place sévillane. Hilares, ils brandissent leurs chaussures devant une caméra, en hommage au geste de mépris envers le pouvoir devenu mondialement célèbre en Irak et en Égypte.
par Nono Kadaver

Alors que le renflouement des banques avec l’argent public est encore dans toutes les mémoires, le gouverneur de la banque d’Espagne réclame des « sanctions automatiques » contre les pays mauvais payeurs – Espagne comprise. « Le principal pilier de l’économie de marché, c’est que les endettés payent leurs dettes, même s’il faut pour cela privatiser la moitié du pays et réduire la pension des retraités. » (El País, 3 juin 2011.). «  Pas un seul condamné parmi les financiers qui ont provoqué la crise, remarque à contre-pied l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano. Par contre, des milliers de fumeurs de joint ou de voleurs de poule moisissent en prison. Ce monde marche sur la tête, il récompense ceux qui le ruinent. »

Depuis le 15 mai, des dizaines de milliers d’Espagnols occupent les places à travers tout le pays. Ils ne veulent plus qu’on les traite en marchandises et ils réclament une démocratie réelle tout de suite. Une liste – longue comme le bras – des candidats impliqués dans des affaires de corruption et le refus des grands partis de les désapprouver publiquement ont contribué à mettre le feu aux poudres. « Ils ne nous représentent pas ! » Ce slogan a accompagné la récente débâcle électorale du PS au pouvoir, mais il éclabousse aussi les syndicats. « Ça fait trente ans que UGT et CCOO pactisent avec le patronat pour nous livrer à des emplois poubelles ! », gronde un ouvrier sévillan. « Banquiers, patrons, politiques et syndicats, à la merde ! », clame une énorme banderole pendue en face du siège barcelonais de CCOO, la CGT ibérique.

Pourtant, loin d’un retour de la colonne Durruti, ces assemblées spontanées se veulent l’émanation d’une souveraineté populaire et sont donc ouvertes à tous. À Séville, après qu’un intervenant eut chanté les louanges de Fidel Castro et de la république espagnole, la foule a répondu en chœur : « Pas de drapeau ! » Sur la plaza de la Encarnación, à l’ombre de monumentaux champignons futuristes hérités de la bulle immobilière et destinés à abriter un centre commercial, le micro est ouvert. Une vieille dame réprimande la jeune assistance : « Vous voilà enfin réunis pour lutter, nous en avions marre de vous voir envahir les places juste pour vous soûler ! »

La transition post-franquiste, la monarchie et les subventions européennes avaient vendu une démocratie présentée comme une manne tombée du ciel. Que le peuple se mobilise pour plus de justice sociale était vu comme une utopie dangereuse, susceptible de rouvrir les blessures de la guerre civile. À ce propos, une femme au micro met les points sur les i : « On dit qu’en démocratie la police est là pour nous protéger, mais si demain nous voulons chasser ces députés qui ne représentent que leurs propres intérêts, c’est contre le peuple que la police se lancera. »

Le 29 mai, après une manif de 20 000 personnes passée sous silence par les médias, un homme d’âge mûr lit le manifeste de Madrid, où s’exprime une volonté de peser collectivement sur la crise et ses effets («  C’est pas une crise, c’est une arnaque ! », souligne d’ailleurs une pancarte.). On y réclame, entre autres, la fin des privilèges de la classe politique, en particulier l’immunité parlementaire et les émoluments régaliens. Le partage du travail et le maintien de l’âge de la retraite jusqu’à ce que le chômage des jeunes soit résorbé. L’interdiction des plans sociaux dans les entreprises bénéficiaires. Une allocation minimum aux chômeurs de longue durée. La réquisition des logements vides et l’annulation des hypothèques. Des transports en commun non polluants et bon marché, ainsi que le rétablissement des lignes de train supprimées à cause du TGV. Un impôt sur les grandes fortunes, les banques et les mouvements spéculatifs. Une démocratie participative et un référendum obligatoire pour toute loi concernant la vie quotidienne des citoyens, en particulier pour les réformes imposées par l’Union européenne. La réduction des dépenses militaires. Et cætera.

Lors de la manif du 15 mai, des chanteurs spontanés ont pris le micro ou sont montés sur des escabeaux pour entonner des fandangos du bassin minier d’Huelva, avec des paroles remises au goût du jour. Par contre, aucun parti ni syndicat n’a réussi à s’immiscer dans ces assemblées et campements qui s’éternisent. Le ravitaillement, la cuisine et tout autre problème d’infrastructure sont pris en charge par des commissions. On aurait tort de voir une perte de temps dans leurs longues palabres. C’est là non seulement le prix à payer pour rester indépendant, mais aussi le moment et le lieu où le plaisir d’être ensemble se concrétise et forge des complicités durables. Au micro, sur la plaza del Sol, Agustín García Calvo, vieux philosophe anar, a mis les participants en garde : « Méfiez-vous du futur. Le futur est un projet de l’État et des conseils d’administration. Nous, nous n’avons que le présent, et c’est bien là l’essentiel. » Eduardo Galeano, interrogé lors de sa visite au campement de Barcelone, ne disait pas autre chose : « Je me fous de savoir ce qu’il va se passer après, ce qui m’importe, c’est ce qui se passe maintenant. Quand tu tombes amoureux, tu vis le moment comme s’il allait durer toujours. »

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1 commentaire
  • 22 juin 2011, 14:31, par le journal de personne

    Putains, unissez-vous !

    Qu’est-ce que je fais dans la vie ? J’exerce le plus vieux métier du monde… Lequel ? Je suis la putain irrespectueuse qui brave les interdits et se croit tout permis Putain ? Pourquoi putain ? Tiens, la réponse est contenue dans la question. Putain, parce que je ne peux pas faire autrement. Non. Je n’aime pas ce que je fais. C’est pour ça qu’on m’appelle : putain pourquoi tu le fais ? Je n’ai pas le choix, je n’ai que des comptes à rendre et comme rien ne va, je suis obligée de me vendre au plus offrant, cela s’appelle le marché et moi comment je m’appelle ? Je m’appelle PUEBLO… ce qui veut dire le peuple ! Et que fait l’Etat dans ce micmac ? Il fait le mac… l’entremetteur. Il perçoit un pourcentage sur chaque transaction er survit grâce à mes contributions. C’est ce que je passe mon temps à dire à tous ceux et à toutes celles qui n’en peuvent plus. Qu’il n suffit pas de changer d’entremetteur pour avoir de quoi remettre de l’huile dans le moteur, mais de changer de mode de transport… Changer de monture, laisser tomber sa voiture et marcher, marcher, marcher jusqu’à ce que l’Etat finisse par vous rendre et l’essence et les clefs de votre véhicule. Les entremetteurs sont tous menteurs ! Ce n’est pas parce que le premier nous caresse dans le sens du poil, et l’autre à rebrousse poil qu’il faut les croire. Ils promettent la lune et nous remettent des prunes… De quoi j’ai envie ? Gagner ma vie oui ou non ? Oui… mais non. Je dis oui mais c’est non ! Oui, mais pas au prix de mon identité, de mon intégrité, de ma dignité… J’ai envie de faire des choses que j’aime au lieu d’être une chose qu’on aime ou qu’on n’aime pas. Plus de prostitution… plus d’exploitation… plus de corruption de l’homme par l’homme. Tout compte fait, je préfère encore avoir un vrai rien qu’un tout faux ! Comment peut-on se représenter les choses sans tomber dans la caricature ? C’est facile ! En rendant à l’Etat ce qui appartient à l’Etat et au peuple ce qui appartient au peuple. Qu’est-ce qui appartient à l’Etat ? Rien Qu’est-ce qui appartient au peuple ? Presque tout Parce qu’il faut toujours laisser une petite place au doute. Vous vous en doutiez ? J’en doute !

    http://www.lejournaldepersonne.com/...

    • 24 juin 2011, 00:48

      quelle belle envolee deux minutes de reves devenus realite

Paru dans CQFD n°90 (juin 2011)
Par Nicolas Arraitz
Illustré par Nono Kadaver

Mis en ligne le 22.06.2011