Boxon théâtral belge

« Se faire troubadour en lien avec les mouvements de lutte »

Récital Boxon est un spectacle multiforme comme il en existe peu : sensible, incisif, décapant, poétique, musical… Né au cœur des luttes bruxelloises, il se revendique d’un art populaire et subversif. Une idée chère à Maïa, auteure-interprète, et à Marolito, musicien-compositeur. Entretien à deux voix.
D.R.

Comment définirais-tu Récital Boxon, Maïa ?

Je dirais que c’est un mélange de textes, de récits de vie, de poèmes, de musiques et de chants. Plusieurs styles d’écriture se mêlent, qui ont en commun d’évoquer des expériences politiques s’étant déroulées il y a une dizaine d’années à Bruxelles, à Liège et en Belgique en général. Nous avons essayé de faire revivre ces luttes au travers d’un regard singulier – même si en réalité beaucoup de gens ont influencé l’écriture.

J’ai commencé à écrire Récital Boxon en 2008. Je venais du théâtre, milieu où je ne trouvais plus d’espace politique. Avec des ami-e-s et des compagnons de lutte, nous cherchions une salle pour présenter une ébauche de spectacle. Un directeur de théâtre nous a sorti : « Ça fait un peu années 1970, votre récital... » Il n’avait pas forcément tort, puisqu’on s’inspirait clairement des luttes de ces années-là. Mais sa remarque était plutôt caricaturale et méprisante. Par dérision, nous avons alors décidé de nous réapproprier « Récital », puis d’y rajouter « Boxon ». Parce qu’on n’a jamais su définir ce spectacle. Quand on le présente, une même question revient en boucle : « Mais vous êtes dans quelle catégorie ? Chanson, théâtre, slam, spoken word  ? » Impossible de répondre. Et inutile, on n’a pas spécialement envie de se définir.

D’où vient ce besoin de mettre en scène les luttes auxquelles tu as participé ?

D’abord de l’envie de transmettre des histoires. De lutter contre l’invisibilisation et le silence. Il me semblait nécessaire de garder une trace, une mémoire, et de raconter la répression. Mais aussi de transmettre les joies, l’humour et les forces que possèdent les « pays du refus ». L’écriture émerge bien d’une histoire commune.

Je souhaitais aussi renouer avec une tradition de troubadours, de courants poétiques et musicaux directement en prise avec la vie. Rien de neuf, au fond : il en a toujours été ainsi dans les traditions populaires.

En quoi consistaient les luttes bruxelloises de la fin des années 1990 ?

La ville comptait alors un grand nombre de collectifs. De personnes sans-papiers, de chômeurs autonomes, de réappropriations de bâtiments vides, de lutte pour la gratuité des transports, de critique sociale, etc... Plusieurs d’entre eux se sont regroupés dans un même lieu, un espace occupé, se donnant le nom de collectif « sans nom » ou « cent noms ». C’est de cette expérience que s’inspire, en partie, Récital Boxon, même si le spectacle n’en parle pas directement.

Il y a notamment un texte portant sur Semira Adamu, une jeune Nigériane de 22 ans. Elle voulait être chanteuse, mais a été assassinée par la gendarmerie et l’État belge en 1998. Pas par hasard, mais parce qu’elle leur résistait et qu’elle organisait la lutte avec d’autres détenus du centre où elle était enfermée. Quand ils essayaient de l’expulser, elle résistait et leur tenait tête. À cinq reprises, elle a ainsi réussi à faire échouer son expulsion. Mais à la sixième, ils l’ont prévenue : ils la tueraient si elle ne se laissait pas faire. C’est ce qui est finalement arrivé : elle est morte dans l’avion, entre neuf gendarmes qui la bloquaient et l’empêchaient de respirer avec un coussin. Aujourd’hui, elle est un symbole pour toutes les luttes des personnes sans-papiers.

Le spectacle évoque essentiellement des trajectoires de femmes – c’est de là que je parle. J’ai notamment été très marquée par ma rencontre avec le Réseau des mères des disparus, qui regroupait des femmes d’Argentine, de Palestine, du Rwanda, d’ex-Yougoslavie, du Mexique et de diverses autres régions du monde. Elles se retrouvaient pour parler de la disparition de leurs proches, se donner des forces et lutter ensemble. Ainsi que pour continuer à faire vivre les mondes pour lesquels leurs disparus se battaient. De vraies combattantes, des femmes incroyables qui n’abandonnent jamais et qui m’ont fortement influencée.

Tu t’es aussi inspirée d’auteurs ou textes reconnus ?

J’ai reçu une vraie claque quand j’ai découvert les textes des féministes noires américaines. À l’image d’Audre Lorde, poétesse, guerrière, militante anticoloniale et lesbienne, qui voyait dans la poésie l’arme du pauvre. J’ai aussi été marquée par le groupe The Last Poets. Sans oublier les auteurs Aimé Césaire, Pier Pasolini, Édouard Glissant et Mahmoud Darwich. Et puis, des poètes russes, comme Mariana Tsvetaieva ou Vladimir Maïakoski, et les poèmes de ma sœur Nathalie Chauvier.

Une certaine forme de théâtre italien m’a aussi beaucoup influencée. Je pense à Franca Rame et à Dario Fo, qui ont mis en scène les récits des luttes en Italie – des réquisitions dans les supermarchés aux mobilisations contre les violences faites aux femmes, en passant par les témoignages des prisonnières politiques issues des rangs de la RAF ou des Brigades rouges. Ils ont ainsi créé quelque chose entre le théâtre et le récit de vie, se faisant troubadours en lien avec les mouvements de lutte. Et puis, ils jouaient dans les usines, les écoles, la rue, les lieux occupés, les théâtres…

Sur scène, tes textes très politiques ne sonnent jamais comme un slogan ou une pensée froide. Au contraire, ils font preuve d’une vraie dimension poétique...

J’essaie d’éviter le côté « donneuse de leçons ». Et je ne me considère absolument pas écrivain ou poète. Pour moi, la dimension poétique ne tient pas aux mots. Elle peut advenir en plein d’endroits différents, par des rencontres, des musiques, des histoires orales, des confrontations… Elle « émerge » soudainement.

Dans les bars, j’ai rencontré des musiciens qui m’ont ramenée à quelque chose de très concret, à un rapport très direct avec le public – ce que je n’arrivais pas à trouver dans les milieux institutionnels du théâtre. J’ai ainsi eu la chance de croiser la route de gens qui menaient plusieurs vies, qui étaient camionneur, musicienne, maçon, aide-soignante et slameur… Pour moi, elle est là, la poésie. Et elle est aussi dans la rencontre avec tous les musiciens du groupe, pas forcément issus du milieu dit « militant ».

Marolito, tu joues de la guitare flamenca et tu portes en grande partie la dimension musicale de ce spectacle. Tu partages la vision poétique de Maïa ?

Oui, parce que ce n’est pas une poésie nombriliste ou psychologisante. Elle porte une histoire. Je suis compositeur et c’est très important pour moi d’accompagner des textes qui vont au-delà d’une dimension personnelle. C’est le cas de Récital Boxon – d’autres musiciens y participent, qui portent les couleurs de différentes musiques populaires. Au final, il s’agit de redonner un sens populaire à la poésie. De rappeler qu’elle n’est pas qu’un art bourgeois.

Comment définirais-tu une musique populaire ?

On fait souvent la confusion entre culture de masse et culture populaire. La première n’est qu’une invention de l’industrie musicale pour vendre au plus grand nombre. Rien à voir avec les musiques populaires, qui s’ancrent dans les mémoires, les traditions collectives, les histoires transmises par les peuples. À l’image du flamenco, né de la rencontre en Andalousie de la culture de la minorité gitane, avec la mémoire de l’exil et des persécutions racistes, et de celle de ce coin d’Espagne marquée par le souvenir des Moriscos, musulmans convertis de force par le pouvoir catholique. Le flamenco, c’est d’abord une histoire de créolisation de toutes ces communautés coexistant dans un même territoire.

Quel usage fais-tu du mot « créolisation » ?

Je le préfère au mot « fusion », souvent utilisé pour étiqueter des tentatives de rencontres entres différentes traditions musicales. Ce terme me donne l’impression que tout se dissout dans une sorte de soupe hypermétissée, hors-sol. Au contraire, la créolisation renvoie à des racines qui s’entremêlent, à des identités multiples, comme le dit le poète Édouard Glissant.

Dans mon histoire, je porte plutôt une identité populaire bruxelloise. Mais j’ai aussi vécu au contact de la communauté turque pendant des années. Et aujourd’hui, je me sens imprégné de cette culture, de ses valeurs et de sa musique. Elles existent en moi, même si je ne suis pas turc. La musique est un espace qui provoque la rencontre d’identités multiples, et qui prend le contre-pied de l’identité raciste et xénophobe défendue aujourd’hui par le pouvoir.

Maïa, vous arrivez à vivre de ce spectacle ?

Bien sûr que non, impossible ! On fait des petits boulots à côté. Il nous arrive de décrocher des dates payées dans des salles « classiques », même si on continue évidemment à jouer dans des lieux militants, associatifs. De façon générale, nous subissons cette précarisation grandissante qui frappe chacun et chacune... Mais je ne vais pas me plaindre, ce serait indécent – je me démerde.

L’essentiel est de continuer à écrire. Et de faire vivre Récital Boxon et son rapport sensible au monde. Tu vois, je n’ai pas dit « et son rapport politique au monde ». Ce mot « politique » est trop galvaudé, il faudrait des heures pour définir ce qu’on met derrière. Je ne sais même pas si je dirais que c’est un spectacle avec des paroles engagées. Il serait peut-être plus juste de parler d’un spectacle avec « des paroles de dégagement »...

Propos recueillis par Il Ganzo & Mateo Matzo

 Vous pouvez retrouver l’intégralité de cet interview en podcast sur Radio Zinzine.

 Récital boxon a aussi sorti un album, Elle frappe la terre rouge.


« Semira Adamu : le procès » (extrait)

« Ils ont brisé les barbelés. Pas tous. D’autres étaient dans les cellules en isolement total. / Ils ont couru à travers les champs. Rompre avec la honte de ces barbelés. Sans compromis. Aucun. / Ils ont migré, où sont-ils, dans quel pays, quelle importance ? / Ils sont nés tant de fois, avec des noms multiples, devenus innommables. J’espère qu’ils balafrent les nations, qu’ils leur échappent, j’espère sans espoir. Les évasions sont rares... »

« Elle est cette voix sans visage qui résonnait au bout du fil... Jamais vue, juste entendue... lue dans ses lettres. / Elle est cet appel sourd, elle a un nom, elle porte d’autres noms restés derrière les grillages, elle leur donne la force de résister... Elle rêve de porter des chants, elle a vingt-deux ans. / Son nom à elle apparaîtra sur les premières pages des journaux pour un jour y disparaître définitivement : Semira Adamu. »

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