Cela fait déjà trois fois qu’Ivo Bancoult passe par Paris. Mais il lui a fallu attendre aujourd’hui pour en découvrir les monuments. Lors de ses deux précédents passages, l’homme n’était pas sorti de l’enceinte de l’aéroport : il était juste en transit, parti de sa banlieue londonienne pour gagner l’île Maurice.
De toute façon, Ivo n’est pas un touriste. Il est trop pauvre pour ça. Avec trois enfants à charge et un maigre salaire de 180 livres par semaine, il galère. Une trentaine d’heures de travail hebdomadaire dans une supérette de Crawley (« un ghetto », comme il dit) lui permet tout juste de faire vivre sa famille. Et il utilise le peu de monnaie qu’il réussit à mettre de côté pour retourner dans l’océan Indien, là où il est né, afin de revoir ses proches. Alors, devant la tour Eiffel ou au bord de la Seine, il profite. Ne rate aucun détail. Se fait prendre en photo partout. Mais sans oublier que s’il est invité dans la capitale, c’est d’abord pour parler de la cause qui habite sa famille depuis toujours, celle des Chagossiens. Il milite à sa façon, en répondant à quelques (rares) interviews et en se faisant filmer pour un (encore plus rare) documentaire [1].
Indifférence générale
C’est que personne ne se précipite pour lui tendre un micro : sa cause n’attire pas les foules. Une scène, vécue dans le taxi l’emmenant de l’aéroport au centre-ville, résume l’indifférence du monde au combat qu’il porte.
« Vous venez d’où ?, demande le chauffeur. – Mes parents, mes frères et sœurs sont tous nés dans l’archipel des Chagos. Mais moi, j’ai vu le jour sur l’île Maurice, à cause d’une tragédie. – Et c’est où, Chagos ? – Dans l’océan Indien. Pas très loin de l’île Maurice, justement. – C’est joli là-bas ? Il doit y avoir des plages paradisiaques… »
Et Ivo de s’enfoncer dans son siège, blessé. Le chauffeur n’a pas réagi au mot « tragédie ». En clair : il s’en fout. Tout le monde s’en fout, d’ailleurs. À commencer par les États-Unis et la Grande-Bretagne, pourtant responsables de la « tragédie » en question.
Alors Ivo ne se fait plus trop d’illusions. « Tu sais, mon frère, ces gens-là, les Américains et leurs potes, se prennent pour les créateurs de l’univers. À la caisse de la supérette, une cliente m’a récemment demandé ce que je faisais ici, et pourquoi je n’étais pas dans mon pays. J’ai senti le racisme dans sa question... », raconte-t-il, avant d’empoigner une guitare pour chanter sa douleur. Il ne se fait plus trop d’illusions, mais il y croit quand même. « Il n’y a que la médiatisation pour nous tirer d’affaire. C’est pour ça que ce documentaire que vous avez décidé de tourner est important. » Pas sûr qu’il suffise à faire plier les grandes puissances, celles qui ont fait la misère au peuple des Chagos. Et qui n’ont que mépris pour son triste sort, qu’elles ont longtemps qualifié de « détail » [2].
Un petit paradis
Pour comprendre la tragédie, il faut faire un peu d’histoire. Et revenir sur les différents maîtres qui ont successivement fait main basse sur cet archipel. Planté au milieu de l’océan Indien, non loin de l’Équateur, il est composé d’une soixantaine d’îles, situées à peu près à égale distance de Madagascar et de l’Afrique au sud-ouest, et de l’Inde au nord. Longtemps, les Chagos sont restées vierges de toute empreinte humaine, avant d’être « découvertes » au début du XVIe siècle par un navigateur espagnol au service des Portugais – la plus grande des îles a gardé son nom, Diego Garcia. Ensuite ? Ce petit paradis tropical, convoité tour à tour par les Français et les Britanniques, a intégré à la fin du XVIIIe siècle la colonie française de l’Île-de-France (ancien nom de l’île Maurice). Les Chagos deviennent alors lieu de relégation des lépreux. Puis ce sont des esclaves originaires d’Afrique, ainsi que des hommes libres de couleur, qui y sont envoyés à partir de 1783. Leur mission : produire de l’huile de coco.
Mais la mainmise française n’a qu’un temps. À l’issue des guerres napoléoniennes, l’archipel se trouve rattaché à la colonie britannique des Seychelles, sous le nom d’Oil islands [3]. Une fois l’esclavage aboli par les Anglais en 1834, les esclaves retrouvent leur liberté, devenant simples travailleurs. Puis au début du XXe siècle, la puissance occupante construit sur l’archipel des fermes, des magasins, un hôpital, des écoles. Et organise des navettes de ravitaillement au départ de l’île Maurice – pour compléter l’alimentation des habitants autant que par peur de les voir trop s’autonomiser. C’est ainsi que se développe ce que les ancêtres d’Ivo appellent un petit paradis, « sans criminalité ni discrimination, avec une vie en communauté qui fonctionnait parfaitement ». Entre 2 000 et 3 000 personnes y habitent alors en paix. « On était heureux. On pouvait récupérer ce que les bateaux de pêche nous donnaient, ou on allait directement pêcher nous-mêmes. On mangeait ce qu’on voulait. L’argent ne jouait aucun rôle dans nos rapports – on n’en avait pas l’utilité. Si je voulais un poulet, j’allais chez le voisin. C’était simple », racontait Rita Bancoult, maman d’Ivo et l’une des figures de la lutte chagossienne, avant son décès fin 2016.
Mensonges et manipulations
Les paradis sont rarement éternels. Celui des Chagossiens prend fin au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec les débuts de la guerre froide. L’URSS et les États-Unis se lancent dans une course à l’armement, notamment nucléaire. Et vas-y que je te fais péter une bombe ici, et vas-y que je te teste mon nouveau missile là. « Les Américains créent alors le Conseil de sécurité nationale, qui sert entre autres à gérer leur expansion militaire. L’équipe de Kennedy voulait contrôler le monde, et ce fut un désastre pour beaucoup de peuples, dont ceux du Vietnam et des Chagos », explique David Vine, auteur d’une thèse sur l’archipel [4].
À l’époque donc, des bases étatsuniennes voient le jour un peu partout. Et quelques officiels américains ne manquent pas de pointer du doigt ce petit bout de terre de l’océan Indien, idéalement placé sur la route du pétrole et des autres matières premières du golfe Persique. Intéressant... En pleine période de décolonisation mondiale, les États-Unis et leurs alliés anglais mettent sur pied une tactique en deux temps, en violation directe avec l’article 73 de la Charte des Nations Unies [5] »]]. D’abord affirmer que l’archipel est vide d’habitants. Puis quand le mensonge devient impossible à tenir, prétendre que les seuls habitants sont en réalité des travailleurs saisonniers, déplaçables sans problème. Les médias sont muselés ou tenus à l’écart. N’y voyant que du feu, le congrès US débloque les fonds nécessaires au rachat de l’archipel. « En septembre 1965, des négociations débutent avec l’île Maurice, précise Jean-Claude de l’Estrac, ancien ministre des Affaires étrangères de Maurice qui a présidé la Commission parlementaire sur les Chagos. Les Américains et les Anglais proposent un accord aux indépendantistes locaux : vendez-nous Chagos, et Maurice obtiendra l’indépendance. » Marché conclu.
Évacuation militaire
Il reste encore aux Anglais et aux Américains à se débarrasser des habitants. Une véritable guerre d’usure s’engage, qui court de 1966 à 1973. Les bateaux de ravitaillement accostent de moins en moins souvent, puis plus du tout. Et les administrations de l’archipel sont progressivement dépeuplées. « En 1967, je suis partie soigner ma fille à l’île Maurice. Quand j’ai voulu revenir, on m’en a empêchée en disant : “Vous ne pouvez pas y retourner, votre île a été vendue aux Américains...” », racontait Rita Bancoult. Voilà pourquoi Ivo est né à Maurice au lieu des Chagos, comme le reste de sa famille.
« Ceux des habitants qui vivent encore sur place sont finalement évacués en 1973 – ou plutôt déportés », souligne David Vine. Une évacuation en mode militaire, conduite par les marines. Tous les chiens sont tués, et les derniers Chagossiens sont parqués sur un navire qui les jette ensuite sur l’île Maurice et aux Seychelles. « On n’avait rien, pas d’argent. Tout ce qu’ils nous proposaient, c’est de vivre dans des taudis. » Sans moyens, illettrés, perdus au milieu d’une population mauricienne qui ne les accepte pas, Rita Bancoult et les siens ne se laissent pourtant pas faire. Pendant que l’une des plus grandes bases militaires américaines (hors des États-Unis) se développe à Diego Garcia, ils organisent la résistance. Participent à des grèves de la faim ou à des manifestations. Portent plainte auprès de différents tribunaux à Londres et Washington. Et unissent leurs forces au sein du Chagos Refugee Group (mené par Olivier Bancoult, frère d’Ivo).
Place aux touristes
Mais cet activisme ne produit pas grand résultat. Les années passent, et les natifs disparaissent les uns après les autres dans le plus complet dénuement. Ils meurent de tristesse, comme le père d’Ivo et Olivier, d’alcoolisme ou de maladie. De lassitude, aussi, à force d’enchaîner les échecs et les victoires qui n’en sont pas – parce que toujours suivies d’entourloupes juridiques planifiées par les différentes instances anglaises et américaines. Bref, les Chagossiens ne voient toujours rien venir. Seule (et très maigre) consolation : à partir de 2001, ils peuvent devenir citoyens britanniques, ce qui pousse Ivo à bouger à Crawley. Et en 2006, aumône suprême : pour quelques heures, certains d’entre eux ont le droit de s’approcher de l’archipel en bateau. Et c’est tout.
Les anciens habitants des Chagos sont désormais les seuls à ne pouvoir se rendre sur place. Les touristes, eux, sont accueillis à bras ouverts (sauf sur Diego Garcia, interdite aux visiteurs). Une véritable torture pour Ivo : « Sur les réseaux sociaux, je tombe parfois sur des photos publiées par des touristes blancs, en vacances aux Chagos. Ça fait d’autant plus mal que nous n’avons pas le droit d’y mettre les pieds. Les autorités font même très attention à ce qu’aucun Chagossien ne soit embauché dans les restaurants et boîtes de nuit de l’archipel. On devient fous. Ils nous ont arrachés à notre paradis pour nous mettre en enfer. » Mais pas question d’abandonner : la dizaine de milliers de ces descendants d’esclaves répartis en Grande-Bretagne, sur l’île Maurice ou aux Seychelles compte bien continuer la lutte. Des actions plus « nerveuses » sont même dans les cartons. Mais chut, la NSA nous écoute...
NB : Pour aller plus loin, lire Le Silence des Chagos, de Shenaz Pattel (L’Olivier, 2005), et L’An prochain à Diego, de Jean-Claude de l’Estrac (Le Printemps, 2011).