Forteresse de sable

Sahara : sonner l’alarme dans le désert

Pour de nombreux Subsahariens désireux de rejoindre l’Europe, le Niger est un passage obligé. Alors que Bruxelles arrose le pays de subventions en échange d’une politique visant à bloquer les migrations, la route y est de plus en plus compliquée – et trop souvent mortelle. Ce que tentent de contrecarrer les militantes et militants du réseau Alarm Phone Sahara.
Carte : Adrien Labbe

Le 13 décembre dernier, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) annonçait la découverte de 27 corps en plein Sahara, dont ceux de quatre enfants. Des personnes en exil parties en pick-up de Moussoro, au Tchad, 17 mois plus tôt, en direction de la Libye, vraisemblablement mortes de soif après la panne de leur véhicule. Il a donc fallu près d’un an et demi pour que leurs corps soient découverts, délai macabre soulignant à quel point le Sahara est une zone grise, un angle mort où les drames se jouent loin des regards.

Combien de personnes y perdent la vie chaque année ? Difficile à dire avec précision. L’OIM comptabilise plus de 5 600 personnes portées disparues ou décédées dans cette vaste zone1 depuis 2014, mais c’est sans doute un chiffre très en deçà de la réalité. C’est en tout cas ce qu’affirme Diory Traoré, militante malienne du droit des personnes exilées : « Je dis parfois qu’il y a plus de décès de migrants dans le Sahara que dans la Méditerranée. Sachant qu’il y a une grande différence avec la mer qui, elle, expulse souvent les corps. Dans le désert, les morts sont rapidement recouverts de sable, comme si rien ne s’était passé.  »

Le cadenas nigérien

Le phénomène n’est pas nouveau, l’histoire récente de la région étant jalonnée de drames similaires – début octobre 2013, 92 personnes avaient ainsi trouvé la mort à quelques encablures de la frontière algérienne. Mais au Niger ces derniers temps tout va de mal en pis pour les personnes exilées. Le principal coupable ? L’Europe, qui finance grassement les autorités pour qu’elles les bloquent largement en amont de leur destination. Le Niger est en effet – avec la Libye, la Turquie ou le Maroc – l’un des principaux pions de la stratégie d’externalisation de la gestion des frontières européennes2. Un rôle de garde-chiourme au service de la forteresse Europe endossé à la suite du sommet afro-européen de La Valette (Malte), qui s’est tenu en novembre 2015. Des centaines de millions d’euros3 en échange d’une traque toujours plus poussée.

Un échange de bons mauvais procédés, ainsi résumé par le journaliste Rémi Carayol [lire p. 5 à 7], spécialiste de la région : « Si le gouvernement du Niger a pris le parti de tout cadenasser, c’est qu’il y trouve un double intérêt : d’un côté, l’argent coule à flots en provenance de l’Europe, de l’autre, il a accru son contrôle sur le territoire. Pour les migrants, par contre, c’est une catastrophe. Contraints à la clandestinité, ils sont forcés d’adopter de nouvelles routes vers l’Algérie ou la Libye. D’autres passent par le nord du Mali malgré les risques liés à la présence de groupes djihadistes. D’autres encore se tournent vers la voie maritime atlantique, où les naufrages se multiplient. »

« Tout ce qui ressemble à une forme d’hospitalité ou de commerce transfrontalier a été banni de la région »

Pour celles et ceux qui n’ont pas dévié du Niger, l’enlisement est souvent de mise. Beaucoup sont bloqués à Assamaka, petite ville de l’extrême-nord du pays, où des dizaines de milliers de personnes en exil ont atterri ces dernières années après avoir été expulsées d’Algérie, pratique systématisée par Alger4. D’autres patientent à Agadez, capitale du Nord, autrefois carrefour revendiqué des migrations, désormais repliée sur elle-même. Calfeutrés dans des « ghettos » et dépendants des réseaux de passeurs, des centaines d’entre elles cherchent en vain une voie de sortie5. La conséquence notamment d’une législation nationale stricte venue entériner ce rôle de gendarme de l’Europe : la loi 2015-36, qui permet peu ou prou d’incriminer chaque interaction avec une personne étrangère subsaharienne, sous prétexte de participation à l’économie de la migration6. Selon Diory Traoré, les conséquences sont terribles : « Depuis son adoption, tout ce qui ressemble à une forme d’hospitalité ou de commerce transfrontalier a été banni de la région. Des personnes installées au Burkina Faso ne peuvent pas venir voir leur famille au Niger pour un mariage. Il suffit d’être vu avec un migrant, même ton cousin ou ton frère, pour être criminalisé. »

Alarm Phone : la solidarité pour repousser le désert

De passage à Marseille en décembre dernier, Diory Traoré est un concentré de détermination militante. Alors qu’elle est également impliquée dans l’Association pour la défense des émigrés maliens et dans le réseau Afrique-Europe-Interact, c’est Alarm Phone Sahara (APS), dont elle est la cofondatrice, qui était au centre de nos discussions lors de notre rencontre. Ce réseau transnational d’assistance, doté d’une antenne à Agadez, est basé sur le même principe qu’Alarm Phone Méditerranée7 : la mise en place d’une ligne téléphonique d’assistance aux personnes en détresse. Un processus lancé en 2014, à la suite d’une émission radio où Diory évoquait le travail maritime d’Alarm Phone. L’idée a fait tache d’huile : « On a reçu plein de coups de fil d’auditeurs nous disant qu’il fallait créer la même chose pour le Sahara. Au Mali comme au Niger, tout le monde sait qu’il y a beaucoup de migrants égarés qui y meurent de faim ou de soif. »

Première facette du boulot d’APS : la sensibilisation aux dangers du désert et des hommes qui le mettent en coupe réglée. Diory me présente ainsi un flyer imprimé par le réseau et donnant des conseils basiques concernant l’approvisionnement en eau ou les médicaments à emporter. On y apprend aussi comment réagir en cas de panne de véhicule ou de rencontre avec des militaires. Des recommandations vitales qu’il faut ensuite diffuser : « On va à la rencontre des migrants dans les gares routières, les villages, les hameaux. Parfois, on prend le bus avec eux. » Une sensibilisation qui n’élude pas les sujets sensibles : « Concernant les passeurs, on leur explique que les personnes de confiance sont connues, qu’il ne faut pas partir avec des gens sortis de nulle part, susceptibles de les abandonner en plein désert. On leur rappelle aussi qu’il faut faire attention au matériel, s’assurer par exemple que les passeurs sont munis d’un téléphone satellite. »

« On s’appuie aussi sur un réseau de lanceurs d’alerte disséminés dans le désert »

Le travail d’APS ne s’arrête pas là. En cas de problème sur la route, la structure dispose notamment d’un triporteur motorisé pour récupérer les personnes en détresse. Leur lieu d’intervention principal : la zone frontalière algéro-nigérienne où les militaires algériens abandonnent les personnes en plein désert, à quinze bornes ­d’Assamaka. Ailleurs, les solidarités s’organisent : « On s’appuie aussi sur un réseau de lanceurs d’alerte disséminés dans le désert, explique Diory. Pour chaque hameau situé à un point stratégique, on a une personne munie d’un téléphone satellite, à qui on fournit eau et médicaments pour s’occuper des gens avant que les secours n’arrivent. »

En plein développement, la structure s’appuie aussi sur les solidarités locales. Diory mentionne par exemple un point de passage connu des exilés, « le puits de solidarité », creusé par des villageois souhaitant apporter leur aide. La militante veut y voir l’amorce de réseaux plus développés, notamment dans cette zone de non-droit que reste le désert algérien. De quoi l’inciter à ne pas baisser les bras face à l’ampleur de la tâche et l’immensité du désert : « Pas question de se décourager, je continuerai à lutter. Même si c’est parfois un peu rageant de voir que partout en Afrique il y a tant de luttes méritant d’être défendues qui manquent de moyens pour vraiment se développer 8. »

Émilien Bernard
Par Slevenn

1 Le Sahara s’étend sur 5 000 kilomètres d’ouest en est. La majorité des morts recensés concernent cependant la zone centrale, avec au sud le Tchad et le Niger et au nord l’Algérie et la Libye.

2 Lire notamment le dossier « En finir avec la forteresse Europe », CQFD n°209 (mai 2022).

3 266,2 millions d’Euros versés par le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique pour la seule période 2016-2018, estime le journaliste Rémi Carayol dans Le Mirage sahélien (La Découverte, 2023).

4 Voir « Niger : le calvaire des migrants subsahariens refoulés par l’Algérie », France 24 (13/12/22).

5 Lire à ce sujet : « Les migrants dans la nasse à Agadez », Le Monde diplomatique (juin 2019).

6 Lire « Les arrestations de passeurs au Niger : une criminalisation des pratiques d’entraide en situation de migration », Métropolitiques (02/06/2022).

7 Dont CQFD vous a parlé plusieurs fois. Voir par exemple « En mer Égée : le bateau à un trou mais les garde-côtes ne nous aident pas », n°186 (avril 2020).

8 On peut facilement faire un don sur le site www.alarmphonesahara.info.

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire

Cet article a été publié dans

CQFD n°217 (février 2023)

Alors que le mouvement contre la (énième) réforme des retraites s’intensifie, nous ouvrons ce numéro de février par analyse et témoignages... en attendant la grève générale ? Ce n’est pas sans rapport, vu la répression brutale qui a répondu aux dernières grandes mobilisations populaires (loi Travail, Gilets jaunes...) : notre dossier du mois est consacré aux luttes qui défliquent. Huit pages en mode ACAB pour mettre en lumière celles et ceux qui réfléchissent et agissent pour un monde sans police. On revient également, via un long entretien avec le journaliste Rémi Carayol sur le fiasco de la présence militaire française au Sahel. On parle de murs à abattre. Mais ce n’est pas tout... Demandez le programme !

Trouver un point de vente
Je veux m'abonner
Faire un don

Paru dans CQFD n°217 (février 2023)
Par Émilien Bernard
Illustré par Slevenn

Mis en ligne le 08.03.2023