Écoute les murs tomber

« Les murs sont comme des preuves matérielles d’absence de solution sociale »

Le collectif roubaisien La Friche vient de sortir un long métrage documentaire sur les murs qui, de Calais à Marseille, enferment les corps et les esprits. Intitulé Écoute les murs tomber, il donne à voir l’universel et l’absurde de frontières mortifères qui seront toujours poreuses face aux aspirations à plus de liberté de mouvement.

Entre fable et documentaire, récits de vie et actualités sociales, Écoute les murs tomber est un long métrage documentaire autant poétique qu’ancré au béton des murs et aux barbelés des frontières. Porté par la discrètement puissante voix-off de l’artiste Casey récitant un conte d’Hannah Arendt, il nous emmène en balade aux côtés de celles et ceux qui se confrontent à ces murs, du quartier de la Cravache, dans le sud de Marseille, à l’autre bout de la France, à Calais. D’un côté, des copropriétés cloisonnent les quartiers populaires sur eux-mêmes et pourrissent la vie de ses habitants. De l’autre, les murs se font frontières, grillages et barbelés pour empêcher les exilé·es d’aspirer à une vie meilleure en Angleterre. Deux situations qui, sans être comparables, se font écho dans ce que les murs ont d’absurde et de violent, de dépassable et de poreux, complétant un même panorama sur les entraves à la liberté de circuler, et sur les inarrêtables aspirations à plus de liberté.

Discussion avec Lucas Roxo, Léo Kekemenis et Flora Beillouin, membres du collectif de journalistes, d’auteur.es et de documentaristes La Friche, basé à Roubaix.

À la base, votre collectif indépendant fait surtout de la production de contenus documentaires et des ateliers d’éducation aux médias, pourquoi avoir fait ce film ?

Lucas : « Notre dernier projet en date, c’était de faire des résidences de deux semaines dans plusieurs endroits représentatifs de la manière dont l’État français bafoue ses grands principes républicains, notamment auprès des exilé·es à Calais et dans le quartier de la Cravache, à Marseille. L’idée, c’est de travailler avec les personnes sur place pour déconstruire les récits médiatiques et voir avec elles ce qu’elles peuvent proposer comme récit alternatif. On choisit collectivement des thématiques liées aux préoccupations locales, des sujets qui touchent les personnes que l’on rencontre. »

Vous avez vu des points communs entre ces deux résidences ?

Flora : « Très clairement, l’idée de se protéger de ses voisins, de construire des barrières et des frontières. Les murs sont comme des preuves matérielles d’absence de solution sociale à des situations complexes. Tout en sachant que cela n’empêche aucunement la situation d’empirer, bien au contraire. »

Lucas : « Lors de ces deux résidences, qui devaient déboucher sur deux reportages différents, on s’est rendu compte qu’il y avait une thématique qui revenait systématiquement : les murs, visibles et invisibles, comme entraves à la liberté de circuler. Les deux situations se faisaient écho, se complétaient dans leurs manières de raconter comment les murs enferment les corps et les esprits. »

Les deux situations sont pourtant très différentes, voire peu comparables...

« Ce sont aussi deux histoires de résistances face à des murs qui ont toujours une forme de porosité »

Lucas : « On s’est vraiment demandé si c’était une bonne idée de parler des deux histoires dans un même film. Il ne s’agit pas de dire que c’est la même chose de voir son quartier encerclé par des murs et des grillages fermés, que de risquer sa vie pour traverser la mer. À travers le texte d’Hannah Arendt, on a essayé de construire le film comme un conte social, une réflexion sur la société d’aujourd’hui, le repli sur soi et la manière dont on installe des frontières à tous les endroits de nos envies intimes, professionnelles, locales comme nationales. On voulait partir du terrain pour voir comment l’État, soit en ne faisant rien et en laissant empirer la situation, soit en construisant lui-même les murs, participe à ces entraves à la liberté de circuler. On voulait partir de situations locales pour avoir une réflexion universelle. »

Qu’est-ce que vous avez vu d’universel dans les murs ?

Flora : « Ce qui lie ces deux situations, c’est la ségrégation sociale et spatiale, inégale en fonction d’où tu viens et de ton parcours. Mais ce sont aussi deux histoires de résistances face à des murs qui ont toujours une forme de porosité. À Marseille, Rémi pratique le Parkour comme manière concrète d’enjamber et de dépasser les murs. À Calais, les exilé·es continuent de passer, malgré la politique sécuritaire et la militarisation de la zone. »

C’est quoi l’histoire du quartier de la Cravache ?

Flora : « La Cravache et Sévigné sont deux quartiers voisins dans le sud de Marseille (9e arrondissement) en copropriété collective. Le mur qui les séparait est tombé lors d’une tempête il y a bien longtemps1, et la plupart des habitant·es de la Cravache utilisait cette brèche très casse-gueule pour se déplacer dans le quartier d’à côté, où se trouvent l’école, le collège, les commerces, la boulangerie, le club de tennis, de boxe... Mais au lieu d’aménager le passage, la copropriété du Nouveau Parc Sévigné a reconstruit le mur, encore plus haut qu’avant. Les habitant·es sont forcé·es de faire de longs détours pour le contourner, tout en voyant les résidences fermées condamner certains chemins que tout le monde utilisait2.

Lucas : « Et autour de ces deux quartiers, il y a des résidences privées qui forment des petites zones pavillonnaires. Avant tout était ouvert, avec des rues de tous les côtés, et les habitants pouvaient circuler librement entre les quartiers. Maintenant, les propriétaires privés des alentours ont mis des grilles, des portails et des cadenas. Il y a de plus en plus de résidences privées qui se ferment comme ça à Marseille.3 »

La scène où une propriétaire affirme que le chemin pour aller à l’école n’est pas libre d’accès est surréaliste...

Léo : « Dans ces zones, dès qu’on sortait une caméra, que ce soit devant une école ou une boulangerie, on nous disait : “Non ! Vous ne pouvez pas filmer ici, c’est privé !” Une autre fois, une dame vient nous embrouiller et nous dit : “C’est pas un quartier ici, c’est une copropriété privée ! Et maintenant qu’il y a le mur, je dors beaucoup mieux, y avait du trafic ici...” Et à côté t’entends tous les petits murmurer : “Elle dit n’importe quoi.” »

Flora : « On a rencontré la chercheuse Élisabeth Dorier qui travaille sur ce sujet. Elle pointe du doigt l’ampleur de ces résidences privées et des fermetures progressives des quartiers. Marseille est une des villes de France où il y en a le plus4. »

Au-delà des corps physiques, les imaginaires sont aussi importants face aux murs ?

Lucas : « À Calais comme à Marseille, on a aussi vu que les murs physiques pouvaient aussi cloisonner les imaginaires, et réduire les possibilités de penser comment dépasser des situations sociales et politiques qui sont très violentes. On s’est demandé comment faire pour que la narration du film arrive à proposer cette ouverture d’imaginaire pour amener vers l’engagement, la lutte et la traversée… C’est un film sur l’enfermement qui pose aussi la question des possibilités de pouvoir penser autrement la réalité, en nourrissant nos imaginaires avec autre chose que des murs et des frontières. »

« L’enfermement, c’est aussi cet empêchement de se projeter, de s’imaginer dehors et donc de sortir réellement »

Flora : « À Marseille, Rémi explique que peu de gamins qui grandissent à la Cravache sont allés à la mer, juste à côté, ou encore à la Cité radieuse, en face de la cité. L’enfermement, c’est aussi cet empêchement de se projeter, de s’imaginer dehors et donc de sortir réellement, ce qui les coupe physiquement et mentalement des endroits de cultures et d’éducation. L’exemple de l’école primaire, une école publique qui se retrouve renfermée sur le quartier d’à côté, et oblige les gamins à faire un gros détour pour la rejoindre, c’est une violence symbolique et physique qui est très forte. »

Le conte d’Hannah Arendt se termine avec l’idée que les murs se pétrifient et que se pose le dilemme de s’y fracasser la tête, ou de les contourner...

Lucas : « Pour moi, la personne qui résume le mieux la complexité du film, c’est Abdullah, que l’on suit dans la deuxième partie du film à travers les rues de Calais où il vit aujourd’hui légalement. Il est parti d’Afghanistan à quatorze ans parce que ses parents voulaient qu’il rejoigne les talibans. Il traverse la moitié du monde et arrive à Calais vers seize ans. Il réussit à traverser et vit en Angleterre pendant six ans. Il revient à Calais au moment de “la grande jungle”, y reste deux ans et fait partie des derniers expulsés. Il entre ensuite au Secours catholique en tant que bénévole, et vient d’avoir son passeport. Dans l’entretien, il dit que, d’un côté, la situation à Calais est pire qu’avant et que, maintenant qu’il est Français, il est en permanence victime de contrôle au faciès… comment tu fais pour sortir de ce cycle infernal ? Il pose la question de la meilleure manière de traverser un mur. Est-ce que c’est de le casser, de le contourner ou de faire avec ? Le film ne donne pas de solutions, mais il invite à réfléchir ensemble pour les esquiver, les contourner, les casser... »

Propos recueillis par Jonas Schnyder

1 La légende raconte que la tempête aurait été un peu aidée dans son labeur. Voir le documentaire En remontant les murs, de Marie-Noëlle Battaglia (2020).

2 Lire « Au pays des résidences fermées, on continue de construire des murs », Marsactu (12/05/2021).

3 Lire « Résidences fermées à Marseille : “Quelle ville est-on en train de construire ?” », Marsactu (17/10/20).

4 « Les espaces résidentiels fermés à Marseille, la fragmentation urbaine devient-elle une norme ? », L’Espace géographique n°47, 2018.

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CQFD n°217 (février 2023)

Alors que le mouvement contre la (énième) réforme des retraites s’intensifie, nous ouvrons ce numéro de février par analyse et témoignages... en attendant la grève générale ? Ce n’est pas sans rapport, vu la répression brutale qui a répondu aux dernières grandes mobilisations populaires (loi Travail, Gilets jaunes...) : notre dossier du mois est consacré aux luttes qui défliquent. Huit pages en mode ACAB pour mettre en lumière celles et ceux qui réfléchissent et agissent pour un monde sans police. On revient également, via un long entretien avec le journaliste Rémi Carayol sur le fiasco de la présence militaire française au Sahel. On parle de murs à abattre. Mais ce n’est pas tout... Demandez le programme !

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