Colonisation à la mode marocaine
Sahara occidental : voir Laâyoune et repartir (de force)
La première fois que je rencontre des Sahraouis, c’est en septembre dernier, dans les allées du « village du monde », à la fête de l’Humanité. Le Sahara occidental, je suis au courant : c’est la zone située au sud du Maroc, territoire « non autonome », enjeu d’un conflit entre le Maroc et le Front Polisario qui perdure depuis plus de quarante ans (lire l’encart historique ci-dessous). Et pourtant, après avoir discuté avec Mbareck, membre de la communauté sahraouie installée à Paris, et Michèle, fervente militante de la cause de ce peuple 1, je repars ébranlé par tout ce que je viens d’apprendre.
Un mois plus tard, je suis le conseil de Mbareck et prends un billet d’avion pour Laâyoune, la capitale du Sahara occidental, afin de voir de mes propres yeux…
Laâyoune se situe à 500 km au sud d’Agadir et à une vingtaine de la côte atlantique. Cette ville de près de 300 000 habitants 2 s’étend sur la berge sud de l’oued Saguia El Hamra. Tout autour, le désert, plus rocailleux que sableux.
On est samedi soir, il est 23 h, les terrasses des cafés sont bondées, on fait la queue au drive du McDonald’s de la place Dchira ; dans les ruelles adjacentes, on se bouscule dans la fumée des sardines grillées. Stationné à un angle, un fourgon bleu des Forces auxiliaires, dont les vitres sont protégées par des grilles, laisse à penser que le climat n’est pas si serein qu’il y paraît.
Le lendemain, je parcours de larges boulevards, remarque les nombreuses banques, les parcs et les immenses esplanades en travaux avec leurs palmiers fraîchement plantés. J’aperçois le chantier entouré de palissades d’une polyclinique internationale, le stade de 30 000 places et sa pelouse gazonnée, l’immense bibliothèque (la troisième plus grande d’Afrique)… Pas de doute, le pouvoir chérifien investit massivement à Laâyoune.
Plus au nord, vers l’oued, je déambule dans des quartiers populaires. Les édifices datant de la colonisation espagnole sont bas, dans les tons ocre et saumon, surmontés d’une coupole afin de maintenir une certaine fraîcheur. Beaucoup ont été rasés. Partout on surélève et les fers à béton hérissent les constructions inachevées. Au bout d’une rue, une dune de sable barre l’horizon : la berge opposée de l’oued Saguia El Hamra que l’on aperçoit au loin. En bas d’un talus aux allures de dépotoir s’ouvre un autre monde. À cet endroit l’oued forme une retenue ; l’eau est d’un bleu intense, la terre brun-rouge et une brise agite les plumeaux blancs des roseaux. Des flamants roses et des aigrettes plongent le bec dans la vase tandis que des ibis noirs remontent le cours en rasant l’eau.
« Nicolas, me dit Michèle au téléphone, Saïd 3 aimerait te rencontrer, c’est un militant.
– Il n’est pas surveillé ?, je demande.
– Ne t’inquiète pas, il a l’habitude ! »
J’appelle Saïd par WhatsApp, il me fixe rendez-vous en fin d’après-midi. À l’heure dite, j’attends en bord de rue, songeant que ce lieu de rencontre n’est pas bien discret. Saïd me rappelle et me dit de marcher en direction de la mosquée. Cent mètres plus loin une Mercedes me dépasse lentement, on me crie par la fenêtre ouverte de tourner à droite, la Mercedes s’engage dans la ruelle à droite, je la suis : « Monte vite ! », je monte vite. Le chauffeur, casquette rabattue sur les lunettes de soleil, démarre en trombe, tourne à gauche puis encore à gauche, s’arrête au milieu de la rue, vérifie dans le rétro si nous ne sommes pas suivis puis, tranquillisé, me salue avec un grand sourire.
Saïd a intensément participé au campement de protestation de Gdeim Izik, moment sans précédent de résistance non violente, qui a rassemblé quelque 20 000 Sahraouis dans le désert en 2010 4.
Nous pénétrons dans le quartier Maâtallah, le cœur de la résistance sahraouie à Laâyoune. Lors de l’intifada de 2005 qui a embrasé tout le Sahara occidental, c’est ici que les affrontements entre Sahraouis et Forces auxiliaires ont été les plus violents. Ainsi que la répression. À Maatallah, les façades décrépites sont décorées de carrés de peinture rouge ou noire, destinés à effacer les graffitis indépendantistes et drapeaux sahraouis qui fleurissent à la moindre occasion. Des rues sont percées de tranchées, des tas de sable occupent une partie de la chaussée dans une atmosphère générale d’abandon qui contraste avec le luxe ostensible des villas à quelques rues de là. Une femme sur le trottoir tient son fils par la main. Saïd passe la tête par la fenêtre et crie « Labadil labadil ! ». Illico le marmot répète le mot et forme un V avec ses petits doigts tandis que la mère nous gratifie d’un grand sourire. Saïd éclate de rire. « Labadil labadil, an takrir el massir ! » : « Il n’y a pas d’alternative à l’auto-détermination ! »
Nous traversons un large boulevard. « Arrête de filmer et baisse la tête ! », m’ordonne Saïd. Nous passons devant une demi-douzaine de véhicules de la Sûreté nationale stationnés là pour disperser les manifestations qui ont fréquemment lieu dans le secteur. Plus au nord, Saïd me montre l’endroit où il a été torturé et abandonné, au bord de l’oued, après avoir été enlevé par des policiers en civil suite à une manifestation. Nous passons ensuite devant la Carcel Negra, la « prison noire » où 700 personnes sont entassées derrière les hauts murs blancs dans des conditions effroyables, puis devant le quartier général de la Minurso, la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental, incapable d’accomplir son mandat depuis 1991 du fait de l’opposition acharnée du Maroc. Et l’université, elle est où ? « Il n’y en a pas », me répond Saïd : pour étudier, les jeunes Sahraouis doivent aller au Maroc, ou à l’étranger. Pour finir, il me dépose à proximité de la place Dchira. À l’angle du McDo’, le fourgon bleu est toujours là.
Le lendemain, je prends un grand taxi pour Smara, à trois heures à l’est de Laâyoune. Pendant des kilomètres, nous apercevons au loin l’interminable tapis roulant qui achemine le phosphate depuis Boukraa 5 jusqu’au port d’El Marsa. Passé le barrage de police (« Passeport s’il vous plaît », « Motif de la visite ? »), un misérable quartier fait de maisons basses en briques de terre s’étale aux portes de la ville : il s’agit du bidonville créé par Hassan II pour loger les 10 000 Marocains qu’il a fait venir en 1992 pour participer au référendum, après leur avoir bricolé des ancêtres sahraouis. Le référendum n’a jamais eu lieu ; ils sont toujours là en attente de relogement. Quelques centaines de mètres plus loin, le boulevard Hassan II étale ses larges trottoirs, ses palmiers, ses lampadaires design et ses modules de fitness pour s’entretenir la santé.
Le lendemain, je reçois un appel d’un militant de longue date, Brahim, dont Saïd et Michèle m’ont longuement parlé. Je sais qu’il est dans le collimateur de la police, mais Brahim me certifie que sa maison n’est plus surveillée. « Vérifie que tu n’es pas suivi, me dit-il, puis prends un taxi et passe-moi le chauffeur. Je lui expliquerai comment venir. » Face à mon hésitation, il ajoute qu’à Smara les taxis sont tous sahraouis.
Nous roulons dix minutes à travers des quartiers récents, puis nous arrêtons devant une maison à étage où un jeune attend devant la porte ouverte. Je paye, sors du taxi et m’engouffre dans la maison. Le jeune me fait entrer dans une grande pièce : moquette, banquettes et coussins le long des murs, table basse sur laquelle est posée une théière et une dizaine de petits verres, télé qui diffuse les infos marocaines. Brahim, assis en tailleur près de la porte, prépare le thé. C’est un homme d’une quarantaine d’années, calme et souriant.
Peu à peu le salon se remplit de jeunes et de femmes ; Wahid, un professeur de collège ami de Brahim, assure la traduction. « Les femmes sont l’âme de la résistance sahraouie ! », m’affirme Wahid. Ce sont elles que l’on voit en première ligne dans les manifestations, drapées dans leur melhfa 6, brandissant des drapeaux sahraouis ; elles qui organisent le soutien aux prisonniers et à leurs familles… Elles subissent la répression aussi durement voire plus que les hommes ; nombreuses sont celles qui ont été violées en détention.
Brahim, lui, a été incarcéré à maintes reprises, dont plusieurs mois à la Carcel Negra de Laâyoune, dans une cellule surpeuplée de quatre mètres par trois. Il a enduré la torture, les incessantes humiliations et intimidations et a suivi plusieurs grèves de la faim pour obtenir le statut de prisonnier politique et de meilleures conditions de détention. Ahmed, son fils aîné, raconte les manifestations de collégiens et la fabrication de drapeaux sahraouis dans le désert. À l’âge de quinze ans, il a été enlevé par la police, tabassé et abandonné dans le désert à plusieurs kilomètres de Smara. Je finis mon premier verre de thé, amer comme la vie sous occupation.
« La police est dans la rue ! », annonce Ahmed. La maison a beau « ne pas être surveillée », les nouvelles vont vite. On me montre des policiers en uniforme et en civil ainsi qu’un fourgon de la Sûreté nationale, pris en photo depuis l’étage. Brahim sort pour parlementer. Mariem, sa femme, en profite pour apporter un énorme plat de crudités et des morceaux de poulet grillé.
Le « chef du renseignement » 7 exige que Brahim fasse sortir l’étranger qui se trouve chez lui. « Je ne peux pas faire cela, s’offusque celui-ci, c’est contraire à nos traditions ! » Il me propose de m’héberger jusqu’à mon départ, cinq jours plus tard. « Je ne veux pas vous créer de problèmes », je lui réponds. Éclat de rire général ! « Ici la vie est un problème ! m’explique Brahim. On est contents que tu sois là ! » J’aimerais prolonger ce beau moment mais toutes mes affaires sont restées à l’hôtel. Je décide de sortir pour parler avec la police.
« Finis de manger ! » m’invite gentiment Mariem. Nous buvons le deuxième verre de thé, fort comme l’amitié entre les peuples. Les amies de Mariem sortent alors un grand drapeau sahraoui, on m’enfile un draa, la tunique traditionnelle sahraouie bleu ciel, on m’enturbanne dans un chèche vert, et nous voilà partis pour une joyeuse séance de photos qui filent illico sur les réseaux sociaux.
– « Je suis touriste, j’ai simplement accepté une invitation à boire le thé ! », je plaide innocemment. (D’ailleurs, nous avons pas eu le temps de boire le troisième verre, celui qui parle de la mort.)
– Vous ne savez pas chez qui vous êtes ! me réplique le « chef du renseignement » d’un ton grave. Ces personnes ont des activités qui portent atteinte à la sûreté et à l’intégrité du royaume. »
Pour ma propre sécurité et afin que je ne sois pas « contaminé par des idées fausses », ils sont dans l’obligation de m’expulser. Après un rapide passage au poste de police et à l’hôtel pour récupérer mes affaires, je me retrouve dans un grand taxi destination Agadir, que j’atteins sept heures et dix barrages de police plus tard.
Au cours des quatre jours qui me restent au Maroc, je ne cesse de m’interroger sur le sens d’une visite aussi brève. Était-ce bien utile ? Puis je repense aux paroles de Brahim : « On est contents que tu sois là ! » Soulever quelques instants le couvercle qui pèse sur celles et ceux qui vivent sous occupation, c’est peut être cela l’intérêt de ce type de voyage.
Accord de pêche avec le Maroc : l’Union Européenne s’assoit sur le droit international
Les intérêts économiques sont de taille : les flottes européennes réalisent dans les eaux sahraouies un bénéfice annuel de 80 millions d’euros ; quant au Maroc, 92 % de ses prises en proviennent. D’autre part, les aides accordées par l’Union européenne au Maroc pour construire des ports créent des perspectives d’emploi (pour les Marocains essentiellement), et renforcent ainsi la colonisation.
Le 21 décembre 2016, la Cour de justice de l’Union européenne a tranché : l’accord de pêche n’est pas applicable au Sahara occidental, territoire non autonome « séparé » et « distinct » de celui du royaume marocain. Ça n’a pas empêché le Parlement européen d’approuver à une large majorité un nouvel accord de partenariat le 12 février dernier, incluant les eaux territoriales au large du Sahara occidental, au mépris de sa propre justice. Le Polisario demande l’annulation de ce nouvel accord ; en attendant, la colonisation et le pillage se poursuivent.
Pour se documenter sur le pillage des ressources sahraouies, voir le Western Sahara Resource Watch. Pour en savoir plus sur l’actualité de cette lutte, lire Sahara info.
Le Sahara Occidental, dernier territoire à décoloniser sur le continent africain
Depuis vingt-huit ans, le statu quo politique règne. Le Maroc, lui, use de la stratégie du « fait accompli » en militarisant, en peuplant et en exploitant le Sahara occidental, ambitionnant ainsi d’atteindre le point de non-retour : la « marocanité » irréversible des territoires occupés. Les Sahraouis restés sur place, à présent très minoritaires face à l’arrivée massive de civils marocains, subissent une violente répression. Dans le désert algérien, de l’autre côté du mur de séparation construit par le Maroc, près de 150 000 Sahraouis vivent encore dans des camps de réfugiés, dans des conditions très difficiles, et ce depuis plus de quarante ans.
Depuis 2007, le Maroc rejette toute idée de référendum. Il propose pour unique solution un « plan d’autonomie » grâce à l’appui de trois membres influents de l’ONU (les États-Unis, la France et l’Espagne), bien que cette proposition viole le droit inaliénable du peuple sahraoui à un référendum d’autodétermination. L’occupation de ce territoire et l’exploitation de ses ressources (poissons, phosphates...) sans l’accord du peuple sahraoui ont beau être illégales au regard du droit international, le Maroc n’a jamais subi la moindre sanction de l’ONU .
Dans le royaume chérifien, la « marocanité » du Sahara occidental est un puissant vecteur d’unité nationale. Souvent instrumentalisée par le pouvoir (qui met en avant les investissements publics massifs et les avantages fiscaux accordés à ce qu’il appelle « les provinces du Sud »), la défense de cette « intégrité territoriale » n’est pas remise en question par grand monde, même dans les milieux critiques du régime monarchique.
Ces textes, photo et carte sont issus du n°176 de CQFD, publié en mai 2019. Voir le sommaire détaillé du numéro complet.
1 Michèle Decaster est notamment l’autrice du recueil de témoignages Irréductibles Sahraouies, femmes et hommes en résistance, 2017, éditions La Grange.
2 À partir du cessez-le-feu de 1991, la colonisation marocaine s’est intensifiée. Aujourd’hui, les Sahraouis représentent moins de 20 % de la population de Laâyoune.
3 Tous les prénoms des personnes rencontrées à Laâyoune et Smara ont été modifiés.
4 Après 27 jours d’occupation, le campement a été violemment démantelé par les forces marocaines, dont plusieurs membres ont été tués dans des circonstances restées opaques. Deux Sahraouis ont aussi perdu la vie au cours de cette mobilisation. Par la suite, 25 militants sahraouis ont été condamnés à de lourdes peines de prison allant jusqu’à la perpétuité, à l’issue de procès inéquitables marqués notamment par la prise en compte d’aveux obtenus sous la torture. Pour en savoir plus, voir le film Dis-leur que j’existe (2016) sur Naâma Asfari, un de ces militants condamnés.
5 Boukraa, à 100 km de Laayoune, dispose de l’un des plus grands gisements de phosphate du monde. Utilisé dans l’agriculture comme engrais, ce minerai est l’un des principaux enjeux de la colonisation marocaine.
6 Tenue traditionnelle.
7 C’est ainsi que Brahim me le présente.
Cet article a été publié dans
CQFD n°176 (mai 2019)
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Paru dans CQFD n°176 (mai 2019)
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Illustré par E.L.
Mis en ligne le 21.09.2019
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