« Ne plus rien attendre de l’état »

Royaume-Uni : À mort les pauvres

À quelques semaines des élections générales britanniques, la coalition conservatrice au pouvoir se targue d’avoir relancé le pays sur les rails de la croissance. Pour qui s’attarde sur son bilan social, en revanche, les louanges sont moins flamboyantes : depuis son arrivée au pouvoir en 2010, on compte environ 100 000 sans-abri supplémentaires dans tout le royaume.
Par Emmanuel Sanséau.

Voilà que la responsable du Booth Center, principale association d’aide aux sans-abri de Manchester, décroche enfin le combiné. Et c’est peu dire qu’elle a l’air sous pression. « Non monsieur, je n’ai vraiment pas le temps de vous parler. Je viens de perdre deux volontaires dans mon équipe », souffle-t-elle d’une voix tendue. « On a une centaine de SDF qui attendent tous les matins devant notre porte. On est juste très très occupés. Non, ça va être comme ça pour les prochains mois. Allez voir notre site si vous voulez des informations. Bonne journée. » Attendant une éruption d’humanisme déluré – de celles qu’on voit jaillir des travailleurs sociaux aux grands journaux télévisés – vous vous êtes plutôt senti comme au comptoir d’un commissariat agité. Du coup, vous avez rappelé. « Non monsieur, nous avons une pénurie de personnel, nous n’avons pas le temps. » Combien sont-ils à y travailler ? « Allez sur notre site. CLAC. » Pareil accueil vous sera d’ailleurs réservé à l’association Mustard Tree, Shelter, Barnabus – toutes dévouées aux sans-abri de Manchester. Motif : « débordés. »

Si les gens n’ont pas le temps de parler, les chiffres se montrent plus bavards. Selon le dernier rapport consacré aux inégalités sociales dans l’agglomération de Manchester (publié en 2013), 600 000 de ses résidents « ressentent les effets d’une extrême pauvreté ». C’est deux fois la population de Nantes, plus d’un quart de l’aire urbaine du Grand Manchester. Parmi ceux-ci, les « gens qui se lèvent tôt et travaillent dur » pourtant flattés par les élites politiques, se trouvent en première ligne : tandis que le prix de l’immobilier mancunien, sous les effets de la gentrification, augmente plus vite qu’à Londres, les mesures de flexibilisation de l’emploi ont précipité des familles entières dans la « faim, l’isolement, la peur et la frustration. » Un peu plus tard, en décembre 2014, on apprenait que 5 000 personnes avaient fait appel au « service-sans-abri » de la municipalité. Le rapport aurait dû faire l’effet d’une bombe. On n’entendit qu’un pétard mouillé.

À l’État social déjà sévèrement amputé par trente ans de consensus néolibéral, David Cameron avait prétendu substituer une déclinaison moins agressive du projet conservateur, la « Big Society » : une communauté de bénévoles, citoyens modèles devenus philanthropes par la grâce d’un pouvoir décentralisé. Et la responsabilité individuelle de prévaloir encore un peu plus sur ce qu’il restait de « mamma étatique. » Agitant depuis 2010 l’épouvantail du déficit public pour légitimer des « décisions difficiles », la coalition a sorti la hache austéritaire avec une vigueur thatchérienne, privant de 35 milliards de livres les dépenses publiques pour ne laisser entrevoir qu’un État réduit à ses fonctions vitales. Puisque les « classes dangereuses » semblent avoir cessé d’inquiéter les élites politiques, c’est à la voiture-balais de la charité qu’est confiée la gestion des indigents, désormais perçus comme définitivement résignés. La voilà, la « big Society » : en 2010, 40 000 britanniques avaient eu recours au Trussel Trust, principale banque alimentaire du pays. Aujourd’hui, ils sont 900 000. La fondation Joseph Rowntree estime le nombre de sans-abri à 280 000 personnes dans tout le royaume, en hausse de 30% depuis ces cinq dernières années.

« Chez moi, c’est là. »

« Mon pote, t’imagines même pas à quelle vitesse tu peux te retrouver à ma place. » Jason a la voix enrouée et plus vraiment de dents. Voilà 8 heures qu’il a pris poste entre deux guichets de banque à Piccadilly Gardens, au cœur de Manchester. Sur le trottoir. « Tu prends une mauvaise décision au mauvais moment et, bam ! tout fout le camp. Moi, j’avais acheté un appart’ avec ma copine. Ça n’a pas duré longtemps. Quand elle m’a quitté, je me suis retrouvé à la rue et sans thunes. Ça fait six mois que je fais la manche. J’ai été un peu partout, au Pays de Galles, à Bristol, et là je suis de retour à Manchester, chez moi. » En face de lui, un tramway décharge un flot de costumes trois pièces impeccables.

Par Emmanuel Sanséau.

« Une pièce monsieur ? Bonne journée monsieur. » Les passants filent à vive allure, personne ne semble l’avoir remarqué. L’État ? « Non, je compte certainement pas dessus. J’ai un ami qui m’accueille chez lui pour dormir, il faut seulement que je lui paie à boire en échange. Et les gens du conseil (municipal de Manchester, ndlr) qui doivent gérer les SDF, ils peuvent nous faire une place dans un dortoir seulement quand ils nous trouvent là, à agoniser sur le trottoir en pleine nuit. Alors moi, au lieu de dormir chez mon pote, il faudrait que je zone ici, à attendre que l’un d’entre-eux me trouve. C’est assez dangereux la nuit. Alors je compte pas sur eux. Tu vois ce que je veux dire ? » Mais qu’importe, Jason est de bonne humeur. Il a trouvé un job d’une semaine à compter du lundi suivant. « Je suis ébéniste. Je pose des joints, je visse des trucs et tout. Après ça, je sais pas. Tu vois ce que je veux dire ? »

À quelques encablures de là, John s’est agenouillé devant une enseigne de Mc Donald’s, avec une serviette Disney sur les épaules, des chaussures arrachées et un nez à moitié cassé. Quoiqu’en se rapprochant, il semblerait plutôt qu’il lui manque un bout de nez. « Je vais te dire ce qui m’est arrivé. Je suis sorti de prison il y a deux mois et, depuis ça, je me retrouve sans maison, sans argent, sans rien. Chez moi, c’est là.  » Sur le trottoir de la rue d’Oxford, dégueulassé par des emballages de Big Mac. « Moi, je suis irlandais. Et ici, si t’as pas un passeport anglais, les gens de la commune peuvent pas t’aider. Ils n’en ont rien à foutre de moi.  » Et les avatars de la « Big Society » ? « Ouais, je suis allé voir quelques associations au début mais ils te disent : “revenez plus tard, revenez plus tard, revenez plus tard.” Ils avaient tous l’air débordés. Alors au bout d’un moment, tu reviens pas. Là, j’essaie d’économiser pour aller dans une auberge de jeunesse pour la nuit. Il faut que je prenne une douche, que je dorme dans un vrai lit pour une fois. Ça coûte 20 livres. 20 livres ! T’imagines ? »

Violence de l’État post-social

Brutal, l’État l’est d’autant plus par la violence qu’il déploie à l’encontre des premières victimes de son délitement. Tandis que les sanctions accrues à l’encontre des chômeurs et des « assistés » ont privé d’allocations sociales deux millions de familles depuis 2013 (selon le syndicat Unite), son ignorance des indigents est soigneusement matérialisée par la rigueur budgétaire… et la loi.

Nathan, par exemple, est trop vieux pour que le « service sans-abri » de Manchester lui vienne en aide. Le gars a 19 piges. À moins d’être mineur, enceinte ou en situation d’urgence, la municipalité est déchargée de toute responsabilité légale. « Il faut régulièrement remplir un dossier en ligne pour leur demander de l’aide. Ils peuvent te proposer une piaule pas trop chère. Mais c’est toujours la même réponse : je suis pas sur la liste prioritaire, alors il faut attendre qu’une place se libère. Ça fait deux mois que j’attends. » Deux semaines plus tôt, on apprenait que le conseil municipal, dirigé par les travaillistes, approuvait une coupe budgétaire de 50 millions de livres (environ 68 millions d’euros). Cette année, son «  service sans-abri » devra ainsi en économiser 3 millions. Selon la fondation Joseph Rowntree, l’ensemble des services du royaume ont vu leurs budgets se réduire de 26% depuis 2010.

« J’ai quitté l’école à 16 ans et j’ai enchaîné les contrats d’apprentissage, poursuit Nathan. À la fin de l’année dernière, je me suis fait dégager de mon stage. Après ça, j’ai galéré à trouver un job. Ensuite, mon oncle m’a dégagé de chez lui. Et là, je viens de me faire dégager par un flic  », parce que le patron de l’hôtel Premier Inn au flanc duquel il s’était campé en avait décidé ainsi. Du coup, il lit le journal à l’arrière dudit hôtel et n’est pas peu fier de parler politique. « C’est clair que Cameron a augmenté le fossé entre ceux qui n’ont rien et ceux qui ont beaucoup. La vie coûte de plus en plus cher, les salaires ne sont pas suffisants… Tu vois pas le piège, mais une fois que t’es dedans c’est mission impossible pour en sortir. »

En février dernier, le Premier ministre annonçait que les jeunes sans emploi devront effectuer des travaux communautaires pour continuer à percevoir des allocations chômage (environ 250 livres par mois, soit 345 euros). Quant aux personnes obèses, elles pourraient tout simplement être privées de prestations de maladie si elles « refusent d’être traités. » Rassurez-vous, rien à voir avec un certain darwinisme social, c’est seulement pour éviter qu’ils se laissent « aspirer dans une vie dépendante des aides sociales ». Au téléphone, la responsable du Booth Center commençait à en avoir marre que vous la rappeliez. Juste une question : qu’est-ce que M. Cameron a fait pour les aider ? « Je ne peux pas vous répondre. CLAC. »

Par Emmanuel Sanséau.

Article et photos d’Emmanuel Sanséau.

La suite du dossier

Une joyeuse victoire : « Adièu, paure Carnavàs ! »

Grèce : Une santé autogérée

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire