« Ne plus rien attendre de l’état »
Une joyeuse victoire : « Adièu, paure Carnavàs ! »
« Le soleil est insolent », proclamaient vaillamment affiches et autocollants annonçant un printemps 2015 insurgé contre le froid. La météo et la maréchaussée ne promettaient pourtant aucune clémence de leurs éléments, mais un élan de foutraques énergies comme un art consommé de l’esquive – avec sans doute aussi le concours d’une bonne étoile – ont permis de passer entre les gouttes. Et de quelle manière !
En contrecoup de Marseille 2013 – capitale de la Culture – et son tragi-comique cortège de dépenses somptuaires, nombre d’associations ou de collectifs portant les fêtes de quartiers se sont vu étrangler financièrement dès 2014, année capitale de rien. Certains firent le choix de tout annuler pour marquer leur défiance face à la politique municipale – comme à la Belle-de-Mai –, d’autres parièrent sur des manifestations à voilure réduite – comme au Panier. Quant au carnaval de La Plaine et de Noailles, qui en quinze ans d’existence n’avait jamais demandé ni aide ni permission à personne, il eut à subir, non pas des coupes sèches, mais des coups (secs) de matraque.
En effet, la cuvée 2014 du carnaval s’était fracassée, lors de son flambant dénouement, contre une évidente volonté d’en découdre du côté des forces de l’ordre. L’intervention intempestive des pompiers sur le feu de joie avait servi de prétexte à une charge policière. Résultat : six interpellations, six comparutions immédiates et des peines de prison ferme, y compris pour des gars qui passaient là par hasard. Les autorités semblaient bien décidées à en finir également avec cette fête de quartier autosuffisante.
Aux assemblées convoquées dans la foulée pour mettre en place le soutien aux détenus et envisager le futur, l’affluence fut massive, bien plus que lors de la préparation artisanale et improvisée du char Caramentran. Des divergences d’analyse affleuraient à chaque débat. D’aucuns, qui avaient toujours vu cette fête comme une animation culturelle sans grand intérêt, y découvraient soudain un enjeu. D’autres – conscients que dans un pays où l’État prétend contrôler, à coup de subventions ou à coups de matraque, le moindre pet de travers de sa populace, l’indépendance de cette fête était en soi une jolie subversion – craignaient que les flics et les juges, par leurs sombres manœuvres, réussissent à réduire Carnaval à une pauvre manif déguisée, piégée dans un affrontement rituel et réducteur. Le risque était grand de devenir le miroir grimaçant de l’ordre établi, son image inversée, un épouvantail utile. Il fallait exister là où on ne nous attendait pas, plutôt que foncer tête baissée sur le terrain choisi par l’ennemi.
Par chance – ou par intelligence collective –, le clash entre ces positions au départ divergentes n’eut pas lieu, et chacun œuvra dans le sens d’un succès qui se voulait majeur, bien qu’aléatoire. Tous savaient qu’il fallait opérer un saut à la fois qualitatif et quantitatif si on voulait éviter l’éradication de ces agapes dionysiaques. Et tout le monde poussa dans cette direction. À partir d’un ancrage territorial ou par groupes affinitaires, les anciens comme les novices firent preuve d’une sacrée inventivité, qui ouvrant un squat, qui réoccupant les locaux d’un centre social alternatif1. In fine, il y aura abondance : plusieurs lieux de construction de chars et de fabrication de masques, plusieurs points de départ – dont un très remarqué du quartier du Chapitre, avec concert de rue, chamboule-tout, deux chars…
Tout au long de l’année, comme dans les villes de longue tradition carnavalière – Dunkerque, Cadix, Pézenas, Limoux, Binche… –, les affidés du petit dieu grotesque se sont affairés avec passion, organisant loto, repas de quartier, concerts, projections, ateliers de chant… Sans oublier, en guise de mise en bouche, le bal masqué de la veille au squat de La Torpille, en soutien à Radio Galère et au carnaval. Le but était clairement de relever le défi du pouvoir en accouchant d’une réalité supérieure. Fraternellement, plus de deux cents membres de chorales et autres fêtards allaient accourir de Toulouse, Brest, Saint-Affrique, Montreuil, Privat, Saint-Étienne, Grenoble, Lyon, Montpellier, Ivry-sur-Seine et Milan ! Batucadas et autres fanfares s’étaient multipliées comme le bon pain des messies… Et le jour venu, malgré un temps maussade, quelque 2 000 carnavaliers2 ont déboulé sur la scène d’un crime qui s’annonçait jubilatoire – même si l’envoyée de La Marseillaise, quotidien local de gauche, partie trop tôt, n’y a vu qu’ « une centaine » de quasi-pénitents rallumant à grand-peine la flamme d’un carnaval « timide et sobre » !
La presse ! Elle qui jadis préférait ignorer ou criminaliser Carnaval lui fit les honneurs de ses pages, avant et après, appelant d’abord de ses vœux un cortège « sans heurts », puis saluant son chatoyant tohu-bohu. Metro rebaptisa même notre charivari de quartier « Carnaval de Marseille », de quoi provoquer une crise d’apoplexie chez môssieu le maire ! La Provence l’affubla du titre honorifique de « Carnaval indépendant », le plaçant pour le coup sur un pied d’égalité avec le pseudo-carnaval municipal, tristounet défilé des écoles canalisé par les barrières « Vauban ».
Cette année, le charivari des enfants sauvages fut rock’n’bolesque à souhait. Une cascade humaine et rigolarde inonda La Plaine. Un torrent de précieux cailloux peinturlurés, grimés, travestis, roula jusqu’à Noailles en amassant la mousse des jets de farine comme s’il s’agissait de l’écume des jours gris, enfin éclaboussés de couleurs fanfaronnantes. En passant, ces pierres qui roulent aux accoutrements végétaux, plastiques, animaliers, monstrueux, chambraient la minorité passive qui, pour les voir, se penchaient aux fenêtres : « Qui n’est pas déguisé sera enfariné ! » Rires, lazzis et armes d’opérette – fabriquées et expédiés généreusement par les carnavaliers du Canal, à Bruxelles ! – étaient brandis vers les nuages : « Les beaux jours avec nous ! » Instant cathartique où l’on embrasse effusivement des inconnu(e)s, ou alors des ami(e)s qu’on n’est pas sûr de reconnaître sous le masque – et cela en alternance avec l’adrénaline des batailles et des courses-poursuites. Mazette, quelle fête !
Un mot sur Caramentran : sa gueule de dragon aux crocs sanguinolents et à la langue chargée de pustules – bouchons de bouteille de lait faisant office de louis d’or ou de pièces de deux euros – menaçait de tout avaler : la rue devant lui, la vie rêvée des carnavaliers, la façade des immeubles, les minots aux anges… De fait, son estomac était une cage de bambou où croupissaient quatre mannequins figurant les fêtes de quartier asphyxiées par la fermeture du robinet à subventions – Panier, Soleil, Plateau, Belle-de-Mai…, à la trappe faute de pépettes ! – en compagnie du bonhomme carnaval, 100% gratuit mais menotté à un agent de la Brigade anti-fêtes (BAF), lequel trônait au-dessus de la geôle aux côtés d’un juge cul nu qui serrait quand même l’anus par crainte d’une intrusion du gorille de Brassens.
Après le procès, mené de main de maître par les truculents procureur et avocaillon de service du haut d’une majestueuse estrade à double escalier, la foule libéra les fêtes enchristées en les entraînant dans une folle farandole. Et tout cela tournoyait autour du bûcher des vanités étatiques et autres mesquineries budgétaires. Le printemps avait vaincu. La pression symbolique, savamment orchestrée par le peuple carnavalier sur les institutions démocratiques, avait rendu sa légitimité au chaos des saisons qui, en basculant, mettent le monde cul par-dessus tête. Cette marée de saltimbanques non rétribués, ce pied de nez de nomades célestes aux pesanteurs de l’existence administrée, à la misère et aux injustes injustices, leur songe de prometteuses nuits d’été, tout cela avait reconquis, de haute lutte, un démentiel et cependant inaliénable droit de cité.
Cette fois, la sanctification de l’impertinence et de la satire, que gouvernement et médias avaient mis en scène après l’attentat contre Charlie Hebdo, a peut-être joué en faveur des excès carnavalesques. En tout cas, la police fut d’une discrétion exemplaire. L’aurait-on applaudie, en la découvrant tapie dans les rues alentour ? Peut-être pas, mais ce dimanche soir, apprentis funambules, fakirs amateurs, sauterelles de l’enfer, mystiques du feu purificateur et amoureux main dans la main ont pu lutiner tout leur saoul, danser et bondir par-dessus les flammes jusqu’à plus soif. Pas d’accident à déplorer, pas de violence. Sans flics, pas de dérapage, diront les mauvais esprits.
Vers une heure du matin, la braise rougeoyait encore et quelques nostalgiques des fins de saison qui s’éternisent cherchaient toujours, le regard perdu dans les crépitements du bois de palette, les signes avant-coureurs du sacre du printemps. Trois gardiens de la paix s’approchèrent alors, presque aussi débonnaires que le facteur Tati dans Jour de fête : « Allez, les jeunes, faudrait peut-être penser à aller dormir, non ? » Même pas peur, qu’on vous dit. Carnaval est mort, Carnaval est grand.
1 Spéciale dédicace à l’équipe de feu le centre social associatif du Mille-Pattes et à sa regrettée fête du Soleil – assassinés par la mairie de Marseille –, qui a malgré tout perpétué à coup d’enthousiasme bénévole l’enracinement du carnaval dans le quartier de Noailles.
2 C’est-à-dire trois ou quatre fois plus que d’habitude. Chiffre auquel il faut ajouter les plus de 500 amis Facebook qui, après avoir juré qu’ils participeraient, ont préféré, pour certains, au vu des prévisions météo, suivre le parcours du cortège sur Google-map…
Cet article a été publié dans
CQFD n°131 (avril 2015)
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Paru dans CQFD n°131 (avril 2015)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 28.05.2015
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