En feu pour sa retraite
« Quitte à y laisser ma peau »
Pat sourit sur son lit d’hôpital, au service des grands brûlés de la Conception, à Marseille. « J’ai l’air d’un œuf de Pâques, pas vrai ? » Le 27 avril, il s’est mis le feu devant la Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat). Colère froide, désespoir, rien ni personne n’a pu retenir sa main. L’élément déclencheur aura été un sourire. Ce jour-là, toute miel, une employée lui annonce : « La dame qui s’occupe de votre dossier est partie en vacances pour quinze jours. » « J’aurais pu prendre une secrétaire en otage, explique Pat, mais le western, c’est pas mon style… » Une heure plus tard, deux jeunes passants aperçoivent un homme en flammes et courent l’éteindre avec une veste. Les vigiles de la Carsat sortent alors de leur guérite avec un extincteur. Encore debout, Pat est entraîné vers une douche, puis c’est le trou noir. Sa fille Coraline a retrouvé les jeunes en posant des affiches dans le quartier. « Il paraît qu’il était très calme, il s’est aspergé les épaules avec la moitié d’une bouteille d’alcool à brûler, il ne voulait pas mourir », veut-elle croire.
« Au 30 avril, j’allais me retrouver sans alloc ni retraite. » Pat était intermittent du spectacle, à mi-temps depuis qu’une opération des cervicales lui a donné droit à une allocation adulte handicapé. « En décembre 2015, la CAF me prévient qu’à près de 62 ans, je dois faire les démarches pour ma retraite. Je me présente le 7 janvier à la Carsat. À la mi-janvier, je reviens avec les pièces demandées, mais il y a des “trous” dans mon cursus, parce que j’ai vécu huit mois au Brésil, un an et demi au Cameroun. “Vu que votre carrière a été en accordéon, vous aurez droit au minimum vieillesse. Ne vous inquiétez pas, c’est automatique”. » Pourtant, la galère commence. Va-et-vient entre RSI (travailleurs indépendants), Audiens (régime intermittents) et Carsat. « Je dois même demander à l’armée la preuve que j’ai fait mon service militaire. » Pièce qui s’est avérée inutile par la suite.
Après le passage d’une infirmière, Pat vante la qualité et l’ambiance du service des grands brûlés. Une équipe soudée, où l’on voit un aide-soignant partir en Espagne assister à un match de foot avec un chirurgien. Mais revenons à la Carsat : « En février, on n’a plus eu droit à la salle d’attente. On faisait la queue dehors, dans le froid, et là, c’était la misère. J’y suis allé quatre fois dans ces conditions. J’ai vu des gens pleurer. Audiens me réclamait un document de la Carsat, qui me répondait qu’elle n’était pas en mesure de me le fournir, puisqu’il manquait le feu vert d’Audiens pour compléter le dossier… La relation devenait hermétique, kafkaïenne. » Cinq jours avant son passage à l’acte, Pat envoie un what’s-ap à sa fille : « L’administration française a de la chance que je ne sois pas jihadiste ! Ils me rendent fou. » À la Carsat, il y a plus de vigiles que de préposés à l’accueil.
Patrice n’est pas du genre à s’apitoyer sur son sort. « J’espère que ça servira à éveiller les consciences, à débloquer des dossiers. » Alors, pétage de plombs ? Geste sacrificiel ? Acte politique, assurément. Les autorités le savent et le redoutent. « Un conseiller de Marisol Tourraine a appelé l’hôpital le soir même pour savoir qui était mon père, raconte Coraline. S’il avait survécu, s’il avait de la famille, qu’est-ce qu’il faisait dans la vie… » Le lendemain du drame, jeudi 28 avril, avait lieu une importante journée d’action contre la loi El Khomri, avec une forte participation des intermittents. Coraline, vivant à Paris et intermittente elle aussi, ne sera prévenue que le vendredi, deux jours après. Histoire de ne pas jeter de l’huile sur le feu ? L’agent du commissariat du 5e arrondissement qui lui remet les clés de l’appart’ de son père ne lui cache pas sa surprise : d’habitude, on prévient immédiatement les proches. « Il m’a dit qu’en voyant le masque d’anonymous chez Pat, il avait compris que c’était quelqu’un d’engagé. » Dans la boîte aux lettres, Coraline découvre une lettre de la Carsat postée la veille : le dossier de son père est enfin validé – vite fait bien fait, et malgré les congés de la dame…
« Je veux savoir ce qui se cache derrière cette maltraitance, s’entête Pat. Je crois que c’est du vol. Il y a rétention d’argent avec tous ces mois non payés à cause de chicaneries absurdes. » La Carsat est un organisme de droit privé chargé d’une mission de service public. Chapeautée par un conseil d’administration de vingt-et-un membres, dont huit représentants des salariés et huit patrons, elle gère des milliers de dossiers par an – il y a 15 millions de retraités en France. Financées par les cotisations salariales, les caisses de retraite devraient être des caisses de solidarité, mais elles deviennent une variable d’ajustement pour éponger les déficits de l’État.
Mardi 3 mai, le directeur général, la directrice de la branche retraite et une juriste de la Carsat Sud-Est reçoivent Coraline et jouent l’incompréhension : « Votre père avait répondu à tous les rendez-vous, donné tous les justificatifs. Son dossier était sur le point d’être validé, il allait être payé en juin. » La direction se dédouane, mais Coraline arrache tout de même la promesse, orale, que la Carsat prendra en charge le forfait hospitalier de Pat, qui n’a pas de mutuelle.
Patrice s’est réveillé le 8 mai, après onze jours de coma artificiel. « J’ai chanté pour tester mes cordes vocales. » Les sorties de coma sont parfois étranges. « J’ai rêvé que je prenais un train spécial qui m’amenait à la Joliette, mais impossible d’entrer chez moi. Dans mon délire, je dormais finalement chez un écrivain public africain. » Un psychiatre vient à son chevet, Pat a l’impression qu’il lui fait la morale : « Quand on est capable de s’infliger ça, on peut aussi retourner cette violence contre les autres. » Et puis il y a cette visite un peu obscène d’une infirmière soucieuse d’équilibre financier : « Monsieur Claude, qui va payer votre forfait hospitalier ? »
Coraline n’en démord pas, l’histoire de son père n’est pas un fait-divers. « Mais je sais que devant la justice, ce sera difficile de prouver que ce sont ses galères, et l’ambiance dans son quartier où tellement de gens sont dans la merde, qui ont poussé mon père à bout. » Avec des intermittents et précaires, elle a monté un comité de soutien. Elle garde le contact avec les jeunes qui ont éteint le feu. « Ils ont sauvé son visage. Avoir un visage, c’est drôlement important pour se reconstruire. » Il n’y aura pas non plus besoin de greffe aux mains. « Dans Le Grand incendie, de Samuel Bollendorff, un gars qui s’est immolé devant son boulot témoigne : “Je n’ai jamais voulu mourir, jamais. Je voulais protester contre ce que mes collègues et moi subissions.” »
Le 9 juin au matin, une centaine de personnes a bloqué l’accès à la Carsat. Par voie de tract, Coraline déclare : « Aidez-moi à prouver que la situation de mon papa n’est pas un cas isolé. C’est une alerte, un cri, pour lui, pour les autres, pour nous tous et toutes. » Après trois heures passées à attendre en vain que le directeur daigne descendre, le bâtiment est occupé pacifiquement, jusqu’à ce qu’une escouade de flics harnachés comme pour une émeute de hooligans russes ne pousse les gens dehors. L’administrateur général vient alors parlementer : « On fait du social, on travaille avec l’humain. » Dialoguer sur le trottoir peut paraître courageux, mais s’il avait reçu Coraline et sa mère dans son bureau, le contact devenait officiel. Là, les paroles s’envolent.
Sur ce même trottoir, des témoignages affluent. « Mon père a 64 ans, il devrait bénéficier de la retraite depuis mars 2013. Il a envoyé tous les justificatifs, mais rien. Immobilisé en Tunisie par une maladie, il ne peut ni venir, ni se soigner. » Une employée de la Carsat : « La réaction de ma direction ne me surprend guère. Les dysfonctionnements en interne provoquent énormément de retards de paiement ou de traitement de dossier. Il y a trois ans, un collègue de l’antenne Kléber s’est défenestré. » Une dame excédée : « J’ai déposé ma demande en novembre 2015, mais impossible d’avoir quelqu’un en direct. Au téléphone, on me suggère d’envoyer un mail. Par mail, pas de réponse. Je ne sais plus quoi faire. » Un autre : « Les personnes qui n’ont pas d’argent d’avance, pas Internet, ne maîtrisent pas la chose administrative ou la langue française, elles sont timides devant l’institution, démunies face à ce système où l’on n’a plus affaire à des êtres humains, mais à des machines. » La nation a besoin de seniors qui consomment, font tourner croisières et résidences, votent plutôt conservateur…, « mais si tu es pauvre, on te fait sentir que tu es un poids mort ». À quand un mouvement des panthères grises ?
Cet article a été publié dans
CQFD n°145 (juillet-août 2016)
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Paru dans CQFD n°145 (juillet-août 2016)
Par
Illustré par Rémi
Mis en ligne le 16.02.2018
Dans CQFD n°145 (juillet-août 2016)
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