Itinéraires péripatéticiens

Puta’s fever

Second volet de notre entretien avec le sociologue Alain Tarrius : après le trabendo des Afghans, il s’est intéressé aux transmigrantes d’Europe de l’Est peuplant les lupanars de La Jonquera, village espagnol situé à quelques encablures de la frontière française.

RÉGULIÈREMENT, c’est l’émoi dans la presse espagnole. L’impression que le pays est devenu le bordel de l’Europe. Le 4 juin 2010, le quotidien El País annonçait un chiffre d’affaires de 18 milliards d’euros en 2008 pour les 2 500 maisons closes recensées dans le pays. Voilà un business qui ne semble pas souffrir de la crise. En Catalogne espagnole, la Generalitat (le gouvernement régional) autorise les maisons closes en contrepartie de normes sanitaires et d’un suivi médical des filles : les puticlubs, comme on les appelle élégamment, se voient alors accorder une licence d’exploita- tion. Dans le village de La Jonquera, on en compte une vingtaine. Grâce à son travail d’enquête1, Alain Tarrius nous aide à comprendre comment ces filles, venues de Bulgarie, Roumanie ou Moldavie, atterrissent dans les clubs du Levant espagnol : « Elles ne sortent pas d’HEC ou d’un truc comme ça. Au départ, ce sont des filles un peu paumées… Un exemple : à Sofia, par l’intermédiaire de proprios de chambres d’étudiantes ou de petites boîtes, elles rentrent en contact avec des gars qui savent qu’en Espagne, ils peuvent tirer 3 000 à 4 000 euros en fourguant une fille pas mal, jeune, à un bordel. Ces gars-là ont accès aux réseaux, ce ne sont plus les rabatteurs professionnels d’autrefois. De là, elles transitent par l’Italie avant d’arriver en Espagne. Quand elles sont présentées au patron d’un club, elles sont évaluées : “Non, celle-là, elle louche, celle-là n’a couché que deux fois avec un mec, et on va avoir des histoires avec les flics pour une raison ou une autre”. Dans ces clubs, des types sont là pour discuter avec les filles, des Géorgiens, des Ukrainiens, des Moldaves… Ils les font parler et se prononcent sur le niveau de dangerosité qu’il y a à les garder. En gros : est-ce qu’elles vont être recherchées par Interpol ? Puis, ils les font travailler. Mais d’abord en extérieur, derrière des bosquets le long des routes, où certains flics pourris des mossos d’esquadras, la police catalane qui bosse dans les zones dites criminogènes, vont empocher leurs commissions. Au bout d’un mois, la fille a été réévaluée pour définir ce qu’elle rapporte. Ambiance… Le sociologue poursuit : C’est à ce moment-là que s’organisent les enchères lors desquelles la fille va devoir « hameçonner » – c’est le terme employé. Voilà comment cela deux ans dans le club, est exhibée et les notables peuvent miser de 5 000 à 10 000 euros – la somme varie d’une fille à l’autre. Ce placement peut leur garantir 20 % de revenus, soit beaucoup plus que les livrets d’épargne ! Les macs arrêtent les enchères entre 200 000 et 300 000 euros pour une fille. Ce pognon sert à investir dans de nouvelles recrues, ainsi que dans la dope que les filles vont vendre, et sur laquelle elles vont encore ramener 40 %. »

Les mauvais esprits diront que ça rappelle les antiques foires aux esclaves où les captifs étaient tâtés et leurs ratiches exhibées. Le proxénète-investisseur, lui, « essaye » sa gagneuse histoire de se voir confirmer ses multiples talents. Tout est permis, ou presque, et il est dans l’intérêt de la fille de se soumettre. Car c’est en fonction du fric « hameçonné » que sera déterminée sa valeur. Et Tarrius de citer cet exemple : « Les deux Macédoniennes que j’ai rencontrées, Irina et Sofia, avaient hameçonné dans les 200 000 euros ! Les placements étaient montés à 20 000 euros avec des rendements à 18 %. Ce qui est un cas exceptionnel. L’argent permet de faire rester les filles. Irina et Sofia ont eçu 10 000 euros chacune plus un salaire mensuel de 5 000 euros par mois, nourries, logées, soins corporels et médicaux compris. L’info circule, et tous les clubs espagnols, de Catalogne jusqu’à Cadix, savent que telle boîte de La Jonquera a fait entrer deux Macédoniennes pour deux ans. Si par hasard l’une d’elles décide de se tailler avec un con qui lui fait des promesses, elle se fera rapidement ratatiner. Mais ce n’est pas ce qui est arrivé aux sœurs macédoniennes : elles sont rentrées à Skopje et ont repris un grand salon de coiffure ! » Le souci, c’est quand la fille n’hameçonne pas lourd. Elle est alors bazardée dans un « abattoir », ces bordels d’Andalousie fréquentés notamment par des travailleurs agricoles maghrébins, où elles abattent des journées de taf de 8 à 10 heures au rythme de deux clients par heure. « Ces bordels sont gérés différemment, les clients ne s’assoient pas au comptoir, il n’y a pas de conversation. Les gars sont là pour tirer un coup, ils savent que ça coûte tant et que ça dure un quart d’heure. Ils montent avec la fille qui est disponible. Le paradoxe, conclut notre sociologue, c’est que des jeunes filles préfèrent les abat- toirs aux clubs car elles n’y subissent pas le même type de pressions ou de menaces. »


1 Alain Tarrius, Migrants internationaux et nouveaux réseaux criminels, Éditions du Trabucaire, 2010.

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Paru dans CQFD n°82 (octobre 2010)
Par Sébastien Navarro
Mis en ligne le 25.02.2011