Dans le dossier départemental des risques majeurs de l’Aude, un chapitre est consacré aux mouvements de terrain. Page 37 de ce document très officiel, on trouve le tronçon reliant la commune de Salvezines et le hameau du Caunil. Cette route forestière de la Haute Vallée audoise est classée « rouge » et soumise à un « risque d’éboulement de la falaise susceptible d’entraîner des accidents de la circulation ou de couper les voies de façon durable ». Empruntant la voie, on constate en effet les gros morceaux de caillasse sur le macadam. On passe un tunnel. Sur la gauche, un ravin de trois cents mètres plonge à pic. Coup de patins, crissement des freins. Deux chevaux surgissent de l’accotement et traversent la chaussée. Les nerfs en compote, on croit à une mauvaise blague : si la carrière se fait, c’est cette route qui devra servir au transport des 40 000 tonnes de dolomie pendant 25 ans ?
Hélène fait un premier topo : « Actuellement, 200 grumiers prennent cette route à l’année. Avec la carrière, le trafic passera à 1 700. Ce qui fera un camion toutes les demi-heures. » Avec Hélène, Paul et Owen font partie de l’association Commune libre du Caunil. Si l’asso de départ fut pensée dans l’optique de resserrer les liens de la petite communauté du Caunil (28 habitants à l’année), aussitôt connu le projet de carrière, elle s’est transformée en outil de lutte. Dans le viseur du collectif, la société Imerys dont le blason s’orne de la devise : « Transform to perform ». Leader mondial des spécialités minérales, le groupe est présent dans une cinquantaine de pays avec un chiffre d’affaires fleurant les 4 milliards d’euros. Vrai renard du greenwashing, Imérys créait en 2013 un petit émoi dans le monde industriel français en ouvrant une usine en Géorgie (états-Unis) dédiée à la production de proppants, petites billes en céramique facilitant l’extraction des gaz de schiste. Dans le département de l’Aude, Imerys exploite déjà une carrière de dolomie cristalline à Sainte-Colombe-sur-Guette. A 12 kilomètres de là, sur la commune de Saint-Martin-Lys, son usine de broyage et d’ensachage transforme le minerai destiné aux secteurs de la chimie, du bâtiment et de la céramique. De l’extraction à la transformation, le business occuperait une vingtaine d’emplois. Anticipant un épuisement du filon à Sainte-Colombe-sur-Guette, les prospecteurs de la multinationale ont découvert un gisement exceptionnel à trois kilomètres du hameau du Caunil. « Une dolomie cristalline très pure qui se caractérise par son homogénéité chimique et un indice de blancheur exceptionnel », s’extasie le rapport d’enquête publique. Cerise sur le gâteau, Imerys assure ainsi pouvoir sauver ses 24 employés. Quand on sait que l’Aude caracole dans le top 3 des départements les plus impactés par le chômage, on se laisserait enfumer pour moins que ça.
Si les édiles de la préfecture et de la mairie sont prêts à sabler le champagne, le petit peuple du Caunil voit l’affaire sous un autre œil. Voilà déjà des années qu’il doit faire avec le trafic des grumiers, des camions de 40 tonnes transportant d’énormes troncs d’arbres [1] à destination de la Chine où le bois sera transformé avant de revenir dans l’Hexagone sous forme de parquet ou d’étagères. God bless Ikea. Ajouté au trafic de l’exploitation forestière, l’ouverture d’une carrière aurait tôt fait de rendre ce coin de nature quasi invivable. Sans parler du risque routier. Hélène : « Des vieux du village nous ont expliqué que la route utilisée est en pierre sèche, ils ont juste coulé de l’enrobage dessus. » « Cette route est faite pour les charrettes ou des petits tonnages », confirme Paul, maroquinier de son état. Effectivement, régulièrement laminée par le passage des grumiers, la route départementale 322 nécessite un entretien constant et des travaux de consolidement… sur les fonds du conseil général. Privatisation des profits, socialisation des pertes, la rengaine se décline à toutes les sauces.
Bien décidés à se battre, les membres de Commune libre ont fait tout un travail d’enquête. Hélène : « Vu que c’est en forêt, ils vont devoir défricher. Or la zone fait l’objet de multiples classements : Natura 2000, Zone Naturelle d’intérêt écologique faunistique et floristique (Znieff), Zone de protection spéciale (ZPS). Il y a des vautours, des gypaètes, des aigles. On pose la question : à quoi servent ces protections ? » A rien, si on en juge les termes du rapport d’enquête qui considère que ce ne sont pas quelques coups de bulldozer qui vont mettre en péril un écosystème : « La faune et la flore ne semblent pas être mises en péril de façon rédhibitoire même si quelques espèces protégées peuvent être localement et ponctuellement légèrement dérangées et incommodées. » Un point de vue qui a fait hurler l’association Aire (Aide à l’initiative dans le respect de l’environnement) qui considère que « contrairement à ce qui est affirmé dans l’étude d’impact, les 24 hectares d’emprise de la carrière représentent une surface importante dans un milieu exempt, jusqu’à présent, d’artificialisation ». Financée par Imérys, on peut être sûr que l’étude d’impact présente tous les gages d’un travail objectif.
Hésitant quelque peu, Paul se lance : « La question est la suivante : le conseil municipal a délivré toutes les autorisations nécessaires pour la carrière. Or la moitié travaille chez Imérys. Le maire est un ancien contremaître de chez Imérys, sa femme travaillait pour Imérys, sa belle-sœur, son beau-frère, son neveu… Tout le monde a dans sa famille ici quelqu’un qui travaille chez Imérys. » Cette généalogie quelque peu consanguine explique peut-être pourquoi la mairie de Salvezines (dont dépend le hameau du Caunil) n’a pas souhaité consulter sa population avant de se lancer dans le projet. Joint par téléphone, le maire assure que le projet « sommeille depuis 1982. Notre richesse a toujours été notre sous-sol. Ma priorité, ça reste l’emploi même si je comprends l’inquiétude des gens. Cela dit, faut-il privilégier quelques couleuvres et insectes ou bien les humains ? », questionne l’édile [2].
« Imérys a fait du chantage à l’emploi en disant que son autre site situé à Sainte-Colombe était tari et qu’il leur fallait ce nouveau chantier au risque de licencier leur personnel », explique Hélène. « Miraculeusement, complète Paul, une décision préfectorale vient de prolonger l’autorisation d’exploitation de Sainte-Colombe de deux ans car ils ont trouvé à nouveau de la dolomie. » Deux carrières pour le prix d’une ? Quant aux prétendus emplois sauvegardés, parlons-en : « La plupart des ouvriers sont des intérimaires, et on ne parle pas de la sous-traitance. » Randonnées, châteaux cathares, champignons : la Haute Vallée de l’Aude vit principalement du tourisme. Hélène pense à tous les artisans que cette fragile économie fait vivre : « Imérys dit qu’elle veut sauver ses 24 emplois mais combien vont être détruits si le projet est mis en œuvre ? »
L’irruption sur le devant de la scène de cette petite association a surpris plus d’un encravaté. Selon les dires de Paul : « En lisant le dossier d’Imerys, on a l’impression qu’ils ouvrent un parc d’attractions. Qu’il n’y a aucun risque. C’est Disneyland ! D’ailleurs nous, au Caunil, on n’existe pas, il n’y a que des résidences secondaires… Le commissaire enquêteur pensait que ça passerait comme une lettre à la poste. Il a été surpris par l’opposition. D’habitude, ils sont peinards à bouquiner dans les mairies, mais là, on l’a harcelé. » Dans le sillage de ces luttes où l’enjeu territorial semble gagner en puissance, on a su rapidement compter ses forces. « Au départ, ils nous ont vus comme des sauvages des montagnes, des êtres sans intelligence », lâche Owen avec son délicieux accent british. « Des bouseux, des ploucs ! », renchérit Hélène. Paul : « Le commissaire enquêteur a dû convoquer une réunion avec Imérys et ils ont tout enregistré : ils ont eu peur que ça dégénère, qu’on les agresse ! » Owen exulte : « C’était comme un cirque ! »
Au sein de Commune libre, tous ne sont pas d’accord. Certains sont opposés purement et simplement au projet de carrière, d’autres se satisferont d’un détournement du trafic de camions. Une faille dans laquelle s’est engouffré le commissaire enquêteur en demandant au conseil général et à Imérys d’étudier la faisabilité d’un autre itinéraire. Une demande qui n’aurait rien de suspensif puisque, dans un souci économique, l’ouverture « provisoire » de la carrière serait admise. Hélène : « Au Caunil, on est opposés à la carrière, on va tout essayer pour faire barrage au projet. Mais quand on voit ce qui se passe au Testet, à Notre-Dame-Des-Landes, on comprend bien que le gouvernement est à fond dans le fric et l’emploi et qu’il se fout de l’environnement. » Propriétaire d’une petite maison dans la forêt, Maryse serait la plus exposée aux nuisances de la carrière. Elle promet : « S’il faut aller bloquer les camions, eh bien on ira. »