« Je suis arrivé par la Libye en 2014 en franchissant le désert, raconte Ali, Soudanais. Puis j’ai traversé la Méditerranée direction l’Italie, sur un bateau beaucoup trop petit pour les 90 personnes qui avaient embarqué. Nous sommes restés onze heures à bord, nous pensions couler à chaque instant. » Le bateau de secours est finalement arrivé à temps, mais Ali n’a rien oublié de cet enfer. Et il craint désormais d’être renvoyé aux Pays-Bas en vertu de la procédure Dublin, qui assigne au pays où ils ont été pour la première fois enregistrés les demandeurs d’asile. Un droit complexe, changeant, et souvent interprété en défaveur des requérants.
Ce jour-là, il y a aussi Osmane. Il a pris la même route depuis le Darfour, pays ravagé par la guerre depuis vingt ans. Lui vit à Marseille avec un titre de séjour pour dix ans. À ses côtés, Ali, qui est hébergé au Prahda (Programme d’accueil et d’hébergement des demandeurs d’asile, lancé en septembre 2016) de Gémenos, dans les alentours de Marseille. Il dort dans une chambre de ce Formule 1 reconverti. Dehors, on déjeune ensemble sur invitation du Mamba.
Autre convive en provenance de la Corne de l’Afrique, Abdul. Lui aime la politique et se débrouille bien en français. Il revient de loin : « En 2003, j’ai manifesté contre l’augmentation des frais de scolarité au Soudan. J’ai été arrêté, mis dans une cage, frappé. » Il est parvenu à s’échapper, puis à fuir le pays. Mais ne l’a pas oublié. Il explique d’ailleurs que la région du Darfour est riche : uranium et pétrole y pullulent, mais sont exploités par des compagnies européennes.
Ali, Osmane, Abdul. Tous soudanais et ayant pris très jeunes la route de l’exil, souvent poussés par leur famille. La traductrice connaît bien la question, elle explique : « Beaucoup d’entre eux sont issus de familles de petits éleveurs, qui ont été expulsées de leur terre. » C’est le cas de celle d’Abdul : « Mes parents étaient éleveurs de chèvres et de moutons au Darfour, mais ils vivent désormais dans un camp. C’est pourquoi je suis parti pour Khartoum en 2003. »
Bien loin des fantasmes d’invasion mis en avant par les décérébrés à la Valeurs actuelles, les exilés du Soudan fuyant la guerre se sont dispersés dans le monde entier. Les parents d’Osmane sont ainsi partis en Arabie Saoudite. D’autres ont opté pour le Ghana. L’Europe n’est pas un rêve, simplement un refuge : « On est venus en Europe en quête de protection », résume l’un d’eux.
Formule 1 en panne sèche
Le centre d’hébergement a ouvert en juillet 2017 (comme 61 autres anciens hôtels achetés par l’État). Il est excentré, situé en pleine zone industrielle, aux Paluds. Il y règne une certaine forme de débrouille. On y bricole des vélos, car il faut bien se rendre à la gare pour prendre le train direction Marseille. La cuisine située au premier a beau être commune, elle manque d’équipement. Comme dans un Formule 1, les portes sont toujours à code. Et la moitié des chambres sont vides.
Le lieu est géré par l’association Adoma, reine du logement pour indigents. Là aussi, c’est la débrouille : il n’y a pas de personnel le week-end. Et deux éducatrices ont été licenciées récemment pour des inclinations « trop humanitaires » – un comble. Au niveau national, le programme Prahda ne fait pas non plus l’unanimité. L’association Forum Réfugiés – pourtant accusée elle-même de fournir un appui « low-cost » aux exilés – déplore ainsi le « nivellement par le bas de l’accompagnement socio-administratif ». À Gémenos, Ali le résume en disant : « Quand tu tombes malade au Prahda, il faut attendre vingt jours pour être soigné... » Pire : tout comportement jugé « déviant » doit être signalé en préfecture. Une alerte souvent synonyme d’expulsion. Et les demandeurs d’asile ne peuvent s’extraire du dispositif : « Tu te mets en infraction si tu quittes le Prahda », explique Fabiola. Si l’endroit n’est pas une prison au sens strict, il fait par contre clairement figure d’antichambre de l’expulsion.
Dans ces conditions, ne reste plus que la fraternité, pêchée là où on la trouve. Tout le sens de ce repas préparé par les réfugiés. Un jeune homme sourit : « Pour arriver au cœur de quelqu’un, il faut passer par son ventre. »