Putain de chronique #5
Pornoscopie
J’ai dû voir mon premier porno vers 10 ou 11 ans. Je n’avais jamais encore fait de sexe avec quiconque (ça n’allait pas tarder), mais je fantasmais déjà énormément, et me masturbais beaucoup. L’apparition inattendue de ces corps à l’écran m’a marquée à vie. Je me souviens surtout d’elle, une blonde pulpeuse qui faisait très probablement semblant de jouir en levrette, et qui faisait des bruits impressionnants. Je me souviens de mes deux potos, de 3 ou 4 ans mes aînés, qui prétendaient être rodés au spectacle sans parvenir à dissimuler leur émoi. Je me souviens d’avoir senti un frémissement humide dans ma culotte, et d’avoir pensé immédiatement que ce devait être mal.
Je ne sais pas d’où me venait cette idée. Mais ce que je retiens surtout de cette première fois, c’est que :
1• Oui, les ados font bel et bien leur éducation sexuelle avec le porno.
2• J’ai eu envie d’être elle, tout en me sentant sale de vouloir lui ressembler.
Peut-être bien qu’elle simulait le plaisir, mais les hommes la désiraient. Et à cause de ça, les femmes la haïssaient. Être une salope tellement salope que je m’exposerais au monde entier, c’était donc me mettre la moitié de l’humanité à dos et l’autre, à mes pieds.
Cruel dilemme.
Je suis devenue anti-porn. J’ai appris à me détester, parce que si je n’avais pas le droit d’être une salope épanouie, personne n’y avait droit. J’ai arrêté de me branler et j’ai subi la sexualité du couple hétéro pendant des années, avec son lot de simulation, de déception, de frustration, de honte, de solitude, de violence. Mais on n’éteint pas quelque chose d’aussi puissant. La salope en moi a attendu son heure, et c’est le féminisme pro-sexe qui la lui a offerte. J’ai décidé de me réapproprier mon corps. Et parmi les outils à ma disposition, il y avait le porno.
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J’ai mouillé ma culotte devant des scènes que mon éthique vomissait. Moi qui pensais être physiquement incapable de lubrifier, j’ai même appris à squirter1 grâce à des tutos sur le net. J’ai plongé dans les méandres de mes fantasmes, et j’y ai trouvé des choses abominables. Oui, les scénarios de viol peuvent me faire kiffer. En même temps, quoi de plus normal : dans la « culture du viol », j’étais destinée à être une proie, à jouer la jouvencelle effarouchée qui dit non par convention, afin que le mâle ait un territoire à conquérir. J’ai aussi découvert que j’adorais le sexe gay. Pas étonnant puisque je ne suis pas une meuf cis2 : je donnerais cher pour avoir une queue. J’ai tapé partouze, beurette, translatina, BDSM3, interracial, pegging4, et peu à peu je suis devenue une sorte d’experte de tout ce que notre société refoulait parce qu’elle n’avait pas le courage de se regarder en face5. Fascinée, parfois dégoûtée, très souvent déçue par le manque de créativité et d’esthétique, j’ai véritablement appris à mieux me connaître. Jusqu’au jour où j’ai décidé de faire exister ce qui me manquait.
J’ai mouillé ma culotte devant des scènes que mon éthique vomissait.
J’ai cru au début que je voulais toujours être elle. Mais très vite, j’ai réalisé que mon fantasme de pornstar ne valait pas grand-chose comparé à tout ce que je pouvais dire, vivre et apprendre en passant à la technique. Aujourd’hui, je suis autant derrière la caméra, au son et au montage qu’à la performance physique. C’est l’escorting qui me permet de m’équiper progressivement en matériel de qualité, parce que je ne conçois pas mon activité pornographique comme une source de revenus potentiels. Avec celles et ceux qui m’entourent, on le fait pour le plaisir, pas pour la thune. Fabriquer collectivement des films qui parlent réellement de nous, de nos constructions et de nos identités de genre, de nos orientations sexuelles, des violences qui nous ont façonné·es et de nos désirs de jouir enfin sans entraves constitue à ce jour une des expériences les plus émancipatrices et politiques auxquelles il m’a été donné de participer.
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Notre porno est-il queer6 ? Probablement, et certains lui accolent l’étiquette féministe. Aucune ne me satisfait vraiment. Je rêve d’un cinéma qui réjouisse autant les meufs trans que les meufs cis, qui titille les hétéros et parle même aux asexuels·les7. un cinéma qui vient nous chercher au cœur autant qu’au corps, où la visée masturbatoire devient secondaire, parce que ce qui compte, c’est de façonner de nouveaux imaginaires. un cinéma qu’on ne censure plus, qu’on projette sur grand écran et qui touche au-delà de nos cercles communautaires et militants. un cinéma qui s’assume, et qui retourne ainsi une fois de plus le stigma de la honte : nous sommes beaux, nous sommes désirables, nous sommes fières, nous sommes faites de vices et de cicatrices. Regardez-nous.
Nous ne nous cacherons plus.
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Précédentes "Putain de chroniques" :
#1 : « Je ne suis pas la pute que vous croyez »
#2 : « Sale pute ! »
#3 : « Hommage à nos clandestinités »
#4 : Thérapute
1 Terme qui désigne l’éjaculation dite féminine. Exit les « femmes fontaines », toute personne disposant d’un point G et d’un clitoris peut techniquement apprendre à gicler.
2 Pour cisgenre : dont le genre, ici féminin, correspond au sexe attribué à la naissance.
3 Pour bondage, discipline, domination, soumission, sadomasochisme.
4 De l’anglais « to peg » (« piquer »), le terme désigne au sein d’un rapport hétéro, le fait pour un homme, de se faire pénétrer par une femme, souvent avec un gode-ceinture.
5 Le porno mainstream, qui désigne l’immense majorité des productions accessibles notamment sur le Net, en dit long de qui nous sommes : stéréotypes racistes, misogynie, consentement non recueilli, hétéronormativité et culte de l’ultra-jeunesse, pour ne citer que cela. Cette industrie est souvent associée à des conditions de travail révoltantes, particulièrement pour les performeuses.
6 Terme anglais qui désigne l’ensemble des minorités sexuelles et de genres.
7 Personnes qui ne ressentent pas d’attirance sexuelle envers autrui.
Cet article a été publié dans
CQFD n°207 (mars 2022)
Dans ce numéro de mars aux belles couleurs roses et rouges, un dossier sur « les saigneurs de l’info », mais aussi : une terrible enquête sur les traces d’un bébé mort aux frontières près de Calais, un voyage au Caire en quête de révolution, un stade brestois vidé de sa substance populaire, un retour sur les ronds-points jaunes, une gare en péril, des cavales, des communards pas si soiffards...
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Paru dans CQFD n°207 (mars 2022)
Dans la rubrique Putain de chronique
Par
Illustré par Nijelle Botainne
Mis en ligne le 10.06.2022
Dans CQFD n°207 (mars 2022)
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