J’ai refusé beaucoup de concessions. Je remballe un client au moindre soupçon de racisme ou de misogynie. Je ne tolère pas la moindre familiarité aux premiers contacts. Je n’investis pas le plus petit centime en maquillage, lingerie fine ou accessoires sophistiqués, je n’ai pas acheté de sous-vêtements neufs depuis plusieurs années. Je remplace au fur et à mesure, en puisant dans les fripes des squats, les vide-greniers, les Emmaüs, les placards des copines, ceux qui sont vraiment trop vieux, trop troués pour faire le job. Je ne vends pas du spectacle, je suis le spectacle.
Je coche suffisamment de cases de la beauté dite « féminine » pour me le permettre. Ça m’étonne toujours mais, malgré mes bras de boxeur, mes mollets de randonneur et mes cuisses aussi épaisses qu’un gourdin, je dois conserver assez de « charme féminin » pour plaire à des hétéros ultra cis-normés [1] qui veulent « des femmes, des vraies ». Sans doute parce que je sais exactement ce qu’ils entendent par là : j’ai si longtemps joué le jeu de la séduction hétérosexuelle que j’en connais toutes les ficelles.
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L’heure du rendez-vous approche. Mes poils s’entassent par paquets dans la baignoire, je les ramasse pour les mettre à la poubelle avec fatalisme. J’ai mis plus de vingt ans à les accepter, davantage encore à les aimer. J’ai fini par les promener fièrement sous mes mini-jupes et mes pum-pum shorts. À exhiber avec une joie exquise mes aisselles luxuriantes, à caresser amoureusement mes poils pubiens. Plus qu’une mise en accord avec mes convictions féministes, ils avaient enfin réintégré leur place dans l’édifice. Mon corps, ma maison. Je m’octroyais enfin la légitimité d’envoyer chier quiconque s’arrogerait le droit de me dire que mes poils ne lui convenaient pas.
Avec le temps, mes poils ont changé de charge symbolique. À mesure que mon genre se faisait moins tangible, ils sont venus me raconter un autre corps, une autre peau. Je me suis glissé [2] dans les interstices de la binarité, j’ai noirci mes sourcils, me suis dessiné des moustaches, ai attenté à la douceur de mes yeux, jusqu’à ne plus vouloir revenir en arrière. J’ai pesté, le croyez-vous, contre ce visage imberbe, cette absence de pilosité visible, ce risible duvet de poussin qu’on ne discerne qu’à contre-jour. J’ai enduré les démangeaisons de la colle comme le prix à payer pour obtenir la barbe qui me faisait, enfin, basculer de l’autre côté du genre. Dans mon survêt de compète, sous ma casquette, mon packer [3] dans le caleçon, avec ma souplesse féline et mes épaules de champion, j’en jette. Lui, c’est moi.
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Mon drag [4] n’est pas un personnage de fiction. Il explose à la face du monde un « moi » qui ne peut que rarement s’exprimer au grand jour. Finalement, même ma barbe et mes sourcils fournis ne sont que des accessoires. Je suis passé de l’autre côté du miroir et je regarde s’étioler jusqu’à disparaître ce qui autrefois me rattachait au genre féminin. Peut-être que c’est comme ça que ça commence, une transition.
Dans le taf pourtant, j’exploite à fond les stéréotypes du genre féminin. Et, pour le moment en tout cas, ça ne me déplaît pas. Dans mon cheminement vers l’émancipation, j’apprécie ces va-et-vient permanents qui me permettent, de plus en plus finement, de m’inventer autant que de me découvrir. Le jour viendra peut-être où je ne le supporterai plus. À l’heure où je vous écris, j’observe du coin de l’œil ce nouveau destin possible scintiller dans le lointain. Il brille d’un éclat sombre, aussi effrayant qu’attrayant. Prendre de la testostérone. Prendre du muscle, encore plus. Prendre du poil sur les jambes, le torse, les fesses. Dire adieu au duvet de poussin. Le genre de pilosité difficile à épiler, et que n’ont définitivement pas « les femmes, les vraies ».
[/Yzé Voluptée/]