Et surtout, la santé !
Parc Kalliste, un château dans le désert
Dans le quartier, on l’appelle « le château ». Vu l’absence de mâchicoulis ou de pont-levis, « villa » conviendrait mieux, ou bien « manoir ». Mais va pour « château ». Planté au milieu des neuf tours décrépites formant le parc Kalliste, ce bâtiment baroque et ouvragé de trois étages paraît incongru dans cet environnement, comme catapulté d’un lointain passé opulent en plein présent grisâtre. Tellement anachronique qu’il a longtemps couru de drôles d’histoires sur son compte, colportées par les plus jeunes comme par leurs aînés : un fantôme l’habiterait, une dame blanche passant et repassant devant les fenêtres. Brrr.
Le (dit) château était là bien avant les grandes tours qui l’encerclent, à flanc de coteaux. Construit au milieu du XIXe siècle pour servir de résidence secondaire à une famille bourgeoise, il bénéficiait alors d’un paysage de vignes et de champs, typique de l’arrière-pays méditerranéen. Las, avec le temps va tout s’en va : Marseille s’est étendue au nord, encore et encore. Ici, en bordure du 15e arrondissement, c’est en 1958 que les tours ont été érigées. Leur paradis bucolique envolé, les propriétaires du bâtiment ont fini par ne plus mettre les pieds sur place. Adieu veaux, vaches, cochons, bonjour chichon (qui se vend ici en quantités respectables). Reste que le château abandonné, finalement racheté par Marseille Habitat, a grandement échappé aux dégradations – notamment grâce à la crainte du « fantôme », très efficace contre les intrusions.
Le bâtiment a donc un temps été inoccupé, bizarrerie architecturale dont personne ne savait quoi faire. Si bien que, quand une bande de professionnels de santé en rupture de ban, partageant un rejet du secteur conventionnel et de ses pratiques, l’ont découvert, ils ont vite tilté : l’endroit était parfait pour le projet qu’ils mitonnaient de longue date, mêlant médical et social. Il y avait certes des travaux, des financements à trouver, moult obstacles à abattre, mais l’opportunité était trop belle pour la laisser filer. Habitante de longue date du quartier et médiatrice en santé, Fatima résume bien le sentiment général : « L’idée m’a tout de suite fait rêver, tant elle était symbolique et porteuse d’espoir pour ce territoire totalement abandonné par l’État. J’ai vécu ça comme un conte de fée réalisé. » Car la chimère s’est bel et bien matérialisée : le 2 janvier dernier, le Château en santé ouvrait grand ses portes.
Tours d’horizon
Au premier abord, il n’y a pas grand-chose à faire au parc Kalliste, où habitent plus de 2 000 personnes. Au deuxième non plus, d’ailleurs. Les rares installations sportives en plein air ont subi l’usure du temps. Regroupés à l’entrée de la cité, les commerces sont rares : une boulangerie, une épicerie, quelques snacks. Bref : hors la mosquée, les lieux de sociabilité brillent par leur absence. Seule échappatoire à l’horizon, un sympathique bar PMU qui ne désemplit pas, mélange enfumé de jeunes excités et de vieux sages, de buveurs de café et de pastis. « C’est sûr qu’on s’emmerde pas mal ici », confirme Samir, croisé au comptoir, qui tient quand même à souligner son amour du quartier et de ceux qui y vivent, « des gens normaux, posés, venus d’un peu partout, des Comores, de Turquie, du Kosovo… Le monde, quoi ».
Cette pénurie d’espaces partagés, qu’on retrouve dans de nombreuses cités des Quartiers nord, s’est accompagnée d’un appauvrissement général de la population et de la dégradation des bâtiments : « C’est dans les années 1990 que ça a pris mauvaise tournure, se souvient Fatima. Par le passé, ça n’avait rien à voir, ni en matière d’habitat, ni en matière de sécurité. On était tranquilles ici, on ne demandait rien de plus. Aujourd’hui c’est devenu compliqué. Les gens qui vivent ici sont souvent au chômage, désœuvrés, abandonnés. Et ils habitent des appartements aussi dégradés que surpeuplés. »
Le thème du désert se décline également en matière de santé : il n’y a sur place que deux généralistes à mi-temps, et les quelques centres sociaux pas trop lointains sont débordés. Pour toutes et tous, l’accès aux soins est devenu un luxe, voire une gageure. Cette situation d’extrême urgence sanitaire, partagée par les habitants voisins de Granière et de Solidarité1, est la raison première de l’installation sur place de l’équipe du Château en santé.
L’équipe ? Un mélange hétéroclite de travailleurs de santé et sociaux aux spécialités diverses. Il y a trois médecins généralistes, deux infirmiers, deux orthophonistes, deux préposés à l’accueil, une assistante sociale, une gynéco, mais aussi une médiatrice, un comptable, etc. Tous avaient en commun la volonté de s’installer là où leur savoir-faire serait le plus utile. Et le parc Kalliste, qu’une étude du Compas2 réalisée à la demande du conseil régional classait fin 2013 comme îlot résidentiel le plus pauvre de la métropole, était le candidat idéal, le symbole même des inégalités Nord / Sud fracturant Marseille. « Ici, l’État s’est retiré de tout, explique Ségolène, généraliste membre du projet. On a parfois l’impression de faire office de pansement sur une jambe de bois. Dans le même temps, on se sent vraiment utile. Les habitants se trouvent globalement dans un état de santé alarmant, à tous les niveaux, physique et mental. Si on a pour la plupart travaillé avec des populations défavorisées avant d’arriver ici, ça nous a quand même fait un choc. Cette homogénéité de la misère est effrayante. »
Rencontrée dans la salle d’attente du lieu, une habitante d’une tour adjacente décrit ainsi l’impatience qui était sienne lors de la phase de travaux : « Je regardais souvent le château par la fenêtre en me demandant quand il finirait par ouvrir – c’était très important pour moi. » Et son amie de renchérir : « Jusqu’ici, j’étais obligée d’aller jusqu’au Vieux-Port pour consulter un orthophoniste, une perte de temps énorme. Pouvoir m’y rendre à Kalliste change tout. » Après trois mois d’ouverture, la fréquentation, d’abord limitée (il faut du temps pour montrer patte blanche et se faire accepter), commence à gaillardement grimper. Et les usagers (surtout des femmes) sont enthousiastes. « Je vais en parler à toutes mes copines, vous allez voir, ça va vite se remplir », s’enflamme une troisième mère de famille. Fatima opine : « Dès que les gens auront compris le sens de notre démarche et ses spécificités, on va être débordés. »
Comme à la maison
Les portes passées, le visiteur débouche dans une salle d’accueil chaleureuse. Vaste et spacieuse, décorée de dessins d’enfants, elle n’est pas seulement lieu d’attente, d’ennui. On peut y boire un café ou un thé, discuter avec les personnes postées à l’accueil ou les autres patients, y laisser ses mômes pendant qu’on voit le médecin, etc. Quant aux salles de consultation, elles tranchent aussi avec le modèle hospitalier typique. Rien de froid, d’austère. D’autant que les peintures murales commandées par les anciens propriétaires au début du XXe siècle ont été conservées, pour certaines restaurées avec les moyens du bord. S’allonger sur un lit médicalisé sous le regard d’oiseaux tropicaux chamarrés, ça décrispe. Davantage que dans un hôpital, on se sent dans un foyer, un lieu à part.
Cette obsession de l’accueil s’inscrit dans la raison d’être du Château en santé, qui privilégie une approche sociale de la médecine, basée sur le soin, loin de l’abattage ou des prescriptions à outrance. Certains des membres du projet ont ainsi participé au collectif Massilia Santé System, fondé en 2009, qui s’interroge sur l’éthique de la médecine moderne, dénonçant le lobbying pharmaceutique et les pratiques déshumanisées où le soignant est avant tout fournisseur d’ordonnances.
« On refuse le modèle des consultations formatées de quinze minutes, avec prescription automatique de médicaments », explique Julien, autre généraliste. Et Ségolène de développer : « L’idée est de transformer le rapport au soin. Une consultation doit pouvoir s’étirer en longueur. On se retrouve d’ailleurs souvent à parler d’autre chose que de problèmes de santé, à évoquer le quotidien des patients. Évidemment, cela pose des questions. Jusqu’où on va ? Sachant que toutes les consultations ne peuvent pas durer une heure trente, avec la présence de traducteurs. Il y a un équilibre à trouver. »
En première ligne, cette obsession : redonner aux habitants du quartier un certain pouvoir en matière de santé. Le médecin n’est ici pas envisagé comme un spécialiste imposant un traitement d’en haut en se focalisant sur des symptômes, mais plutôt comme un interlocuteur prenant en compte les conditions sociales des patients : travail, pauvreté, cadre de vie, etc. Une approche mettant en avant l’idée de « santé communautaire », ancrée dans un territoire et des luttes. Sur le long terme, l’idée est d’encourager les patients à fonder des groupes d’auto-support (de femmes, de migrants, etc.). Et à pallier collectivement l’absence de structures étatiques. Une forme d’éducation populaire, qui renvoie au fonctionnement du Château en santé. Car ici, tout est discuté, sans position hiérarchique figée. Pas de chef de clinique à l’horizon, simplement des collègues qui réfléchissent à l’amélioration d’un projet ambitieux3.
Et ça marche. Les habitants du quartier semblent ainsi unanimes : ce que font « ces petits jeunes » (appellation récurrente) est très bien, l’amorce de quelque chose. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls à lutter contre le désert. Juste à côté du château, un jardin partagé est en train de voir le jour, avec le soutien de plusieurs associations. Lors d’un récent barbecue en plein air organisé par les mains vertes, l’ambiance était à la reconquête. Ça causait écoles alternatives, initiatives militantes, reprise en main des espaces laissés à l’abandon. Avec pour parfait leitmotiv, ce commentaire asséné par un participant aux agapes, la bouche pleine de merguez : « De loin, on nous regarde comme un territoire à l’abandon, une zone de non-droit. Mais les gens ici sont pareils que partout : ils veulent vivre dans un cadre sympathique. Et on est prêts à se retrousser les manches pour y parvenir. »
NB
Pour en savoir plus sur les questions d’organisation et la démarche du collectif, écouter l’excellente émission diffusée par Radio Grenouille fin 2017 et disponible sur Internet, « Repenser le soin – Le Château en santé ».
Enterrer la H de guerre
Une simple recherche sur le plus célèbre et malfaisant des moteurs de recherche le confirme : les tristes démêlées de la tour H du parc Kalliste ont fait couler beaucoup d’encre. De celle qui fait trembler dans les chaumières. Les scribouillards ont sorti l’arme rhétorique lourde : « L’enfer de la tour H », « Une nouvelle jungle de migrants dans les Quartiers nord », « Trafic, prostitution et système mafieux, l’enfer du parc Kalliste », etc. Logique : pour attirer le quatrième pouvoir, qui autrement ne fout jamais les pieds ici, rien de tel qu’une guerre entre pauvres.
Des neufs immeubles entourant le Château en santé, la tour H était la plus dégradée. Avec ces copropriétés décaties dans les grandes largeurs, elle avait tout du parfait symbole de ce « Far West de l’immobilier » dénoncé par le géographe marseillais Marcel Roncayolo, avec prolifération de marchands de sommeil et d’aigrefins divers.
Au fil du temps, la situation s’est envenimée, notamment autour de la présence temporaire de 150 à 200 squatteurs migrants (pour la plupart nigérians). L’irruption de l’extrême précarité dans ce bâtiment a été très mal vécue par les derniers locataires et propriétaires. Comme une goutte d’eau faisant déborder le vase, exutoire tout trouvé à une colère ne sachant plus vers quel saint se tourner. Des deux côtés, la misère. Et l’incompréhension.
Le bâtiment a finalement été expulsé le 12 février dernier, après plusieurs mois de polémiques et d’envolées médiatiques. Voué à la destruction, comme la tour B située en contrebas, c’est désormais un grand bloc de béton sale aux entrées bouchées, triste matérialisation d’une politique urbaine désastreuse. Quant aux migrants expulsés, dernière roue d’un carrosse en capilotade, ils ont été plus ou moins abandonnés à leur sort. La plupart d’entre eux se méfiant des quelques jours d’hébergement en gymnase que leur proposait l’État (par peur de se retrouver en centre de rétention), ils ont fait avec les maigres moyens du bord.
Pendant quelques jours, certains ont trouvé refuge au Château en santé, avec le soutien du réseau Hospitalité. « On voulait être un lieu de rassemblement, explique Julien. Et leur donner la possibilité de s’organiser pour trouver un autre toit. Leur première réunion s’était tenue autour d’une voiture, par moins deux degrés, alors on leur a ouvert les portes pour la suivante. La journée, ils pouvaient déposer leurs affaires chez nous, boire un thé ou un café. » Les migrants se sont ensuite dispersés dans la nature, certains placés dans des structures d’accueil, d’autres squattant de-ci de-là. Quelques-uns reviennent désormais sur place pour bénéficier des soins dispensés, faisant parfois un long trajet. La preuve qu’une fois poussées les portes du château, il est difficile de s’en passer…
1 Deux cités adjacentes aux caractéristiques similaires, elles aussi concernées de par leur proximité géographique.
2 Centre d’observation et de mesure des politiques d’action sociale.
3 Quant aux rémunérations, elles sont largement plus égalitaires que dans le secteur hospitalier : toutes professions confondues, il n’y a que 400 € de différence entre les plus hauts et les plus bas salaires des membres du Château en santé. Ce qui implique que les médecins (par exemple) sont beaucoup moins payés qu’ils ne le seraient ailleurs, en secteur public ou privé.
Cet article a été publié dans
CQFD n°164 (avril 2018)
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Paru dans CQFD n°164 (avril 2018)
Par
Illustré par Yohanne Lamoulère, Jeremy Boulard Le Fur
Mis en ligne le 27.04.2018
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