Ni foi ni roi ni loi

Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, trois quadras aux convictions pas tout à fait pareilles (un socialiste mou du bulbe, un gaulliste vivant la Bible à la main et un bolchevik gobe-mouches) bâtissent de leurs mains à Clamart, brique par brique, « une étrange communauté utopique qui a pour nom La Fraternité » et qui se veut le microcosme de la société paterne et vertueuse à laquelle ils aspirent. Fabrice Humbert, l’auteur de l’austère L’Origine de la violence, raconte avec une sacrée incisivité épique et un sens du détail poivré assez zolaesque (on songe parfois aux Rougon-Macquart) l’histoire de ce familistère hétéroclite où les classes sociales et les idéaux boyscouto-altruistes tentent de se compénétrer ballottement. Avec le temps, la Frater menace de devenir un « club de douairières ». Mais certains descendants des constructeurs de l’utopie auront une destinée un peu moins croûte-au-pot. L’un d’eux est sacré Premier ministre sous la V e République (et l’on reconnaît vite le gluant Lionel Jospin), une autre est accusée de tremper dans Action directe.

À partir de là, vers le milieu du bouquin et contre toute attente, le récit d’Humbert change résolument de cap. Il se métamorphose en une sorte d’enquête documentaire trash pleine de contradictions et d’âneries quelquefois hénaurmes (le « suicide » d’Andreas, Ulrike et Cie n’y est même pas chipoté  !), mais non dénuée d’une certaine bienveillance envers les outlaws dépeints, sur ce qui a pu pousser Jean-Marc Rouillan, Nathalie Ménigon et leurs comparses à mener sans désemparer leur guérilla rocambolesque. L’utopie à ce moment-là, c’est la trajectoire d’un Gallimard s’apparentant aux autres qui échappe tout à coup à sa condition de roman historique bien léché, au cheminement tout tracé, pour nous livrer sans crier gare à l’intérieur du livre un livre bis tout à fait paria sur un sujet incendiaire.

Gallimard encore où l’on réédite, dans la collection L’Imaginaire, la fable libertaire phare Utopie sauvage génialement fricassée par l’anthropologue brésilien Darcy Ribeiro, un zigomar nourri d’Orwell, de Fourier, de Marx, de Swift qui a levé le glaive pour les tribus indiennes d’Amazonie ratiboisées par les multinationales avant de fort mal tourner (ministre  ! tel le piteux Jospin d’Eden Utopie). Que ne s’est-il plutôt reconverti dans un de ces Indiens Galibis « candides et affables » qu’il a si chouagamment décrits  : « N’ayant jamais subi les freins de l’esclavage ni ceux du salariat, ils gardent une innocence et une intégrité qui, chez nous, n’appartiennent plus qu’aux enfants, aux fous et aux vieillards. Nous devons admirer également leurs mains si habiles à tout faire. Mains capables de porter à une perfection indicible les choses les plus simples, par pure joie de créer, car ils ne savent pas qu’ils travaillent. Leur fort néanmoins ne réside pas dans la sagesse du faire mais plutôt dans l’art de cohabiter. En cela, ils sont uniques. Ils organisent leur vie en communauté comme si l’important dans la vie était de vivre tous ensemble, de cohabiter librement sans la peur de maîtres, de rois, ni de dieux. » Le professeur Ribeiro précise encore qu’«  un sauvage, pour être authentique, devant faire des sauvageries », les Galibis païens et sylvicoles sans foi ni roi ni loi s’avèrent quelque peu portés également sur la fornication orgiaque, la défonce extatique et l’anthropophagie bien et dûment interfamiliale (à ne pas confondre donc avec le cannibalisme) car ce sont essentiellement des morceaux de proches parents morts qu’on retrouve dans leurs « piraos » à base de semoule de manioc.

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