Dossier « All computers are bastards »

« Ne nous libérez pas, on s’en charge ! »

Certains groupes militants des années 1960-70 pratiquaient (douloureusement) l’auto-critique. Chez Écran Total, nous préférons l’auto-interview (sans trop de complaisance…)
Par Ruoyi Jin

Écran : J’ai lu votre plate-forme, mais une question reste en suspens : vous critiquez le travail, ou vous le défendez ? Éloge de l’effort ou de la paresse ?

Total : Les deux ! Quand une éleveuse refuse le puçage de ses brebis, censé lui « faciliter la vie », elle résiste à la redéfinition de son travail par l’administration et le « marché ». Elle défend ce qui donne du sens à son activité : aussi bien le plaisir des heures passées avec les bêtes que les efforts sous la pluie. Elle considère son métier comme incompatible avec l’industrialisation de l’agriculture.

Quand des copains profs travaillent à la création d’une école qui n’obéisse pas à l’impératif de traçabilité et d’adaptation des élèves au monde de l’entreprise, ils ne sont ni dans l’éloge de la paresse, ni dans une simple défense de leur métier. Quand ils lancent l’appel de Beauchastel contre l’école numérique, quand ils se réunissent pour réfléchir à des actions communes, ils luttent contre l’évolution de leur institution et refusent de laisser celle-ci définir les conditions d’une instruction « émancipatrice ».

Quand un autre nous fait partager une expérience de travail collectif sur une ferme, où chacun réserve une journée de sa semaine pour cultiver ensemble des légumes, faire le pain, ça s’inscrit dans un rejet du travail salarié, une recherche d’autonomie – qui implique des efforts physiques, de l’organisation, des tensions relationnelles… Ce que nous critiquons, c’est le travail hétéronome, c’est-à-dire subordonné à des donneurs d’ordres, enrôlé dans la machine sociale au service de la croissance. C’est d’abord une critique de l’emploi.

La propagande contemporaine à propos des Technologies de l’information et de la communication (TIC) prolonge les promesses associées au machinisme depuis les débuts de l’industrialisation : les ordinateurs doivent nous rendre la vie moins pénible, nous délivrer des tâches les plus ingrates. Or, la confrontation de nos expériences de travail aboutit à une conclusion opposée : qu’on écoute une jeune médecin, un plombier ou un travailleur social à la retraite, l’informatique mange du temps. Et pour ce qu’elle permet de faire plus vite, le temps « gagné » ne se convertit ni en repos, ni en temps pour mieux faire les choses : il est immédiatement réinvesti par les impératifs de la rentabilité et/ou de la bureaucratie.

Le socle d’Écran Total, ce sont les exposés qu’on se fait les uns aux autres sur l’évolution de nos boulots, les contraintes qui nous sont insupportables, l’intérêt qu’on y trouve parfois malgré tout. Ce que ces échanges mettent en évidence, c’est au moins autant des surcharges de travail que le sentiment pesant de travailler sous tutelle. Sans défendre à tout prix ces boulots, on déplore leur prise en charge par la technologie et les normes. Nous ne demandons pas à être délivrés de nos activités mais à pouvoir les reprendre en main. Aux chefs d’entreprise et aux bureaucrates, nous adressons ce vieux slogan féministe : « Ne nous libérez pas, on s’en charge ! »

Écran : En fait, c’est assez proche de l’Appel des appels, votre histoire. Vous vous souvenez, ce regroupement de gens de différents métiers qui s’étaient insurgés contre des réformes de Sarkozy (sur la psychiatrie, la justice, la recherche), en 2010-2011 ? Comme vous, ils se réunissaient pour dégager les points communs à leur situation, et faire converger leurs refus des logiques d’évaluation, de normalisation, de mise sous pression comptable...

Total : Euh... oui, il y a des points communs. Mais nos rassemblements ne doivent pas trop ressembler à ce qu’ils font. Chez nous, pas de micro, pas d’estrade, peu d’activité sur Internet. On discute dans des fermes ou des espaces collectifs qu’on nous met à disposition pour trois-quatre jours. Tout le monde amène à manger, chacun fait la cuisine et la vaisselle. Parfois, on fait un petit chantier pour rendre service aux gens qui accueillent.

Puis, l’Appel des appels est une défense des professions « nobles », intellectuelles (avocats, chercheurs…). La parole d’une assistante sociale n’y a pas le même poids que celle d’un psychanalyste. Mais cette tentative de mise en commun des constats et des résistances élaborés dans des univers professionnels différents a bien constitué une source d’inspiration pour Écran Total, au début. Après, on s’est rendus compte que ce qui nous réunissait, nous, n’était pas la critique du « néo-libéralisme » et la défense des services publics. L’Appel des appels fait partie de ces groupes dont le discours sous-entend que le capitalisme a commencé à faire des dégâts à partir de 1970. La destruction de l’artisanat, l’industrialisation de l’agriculture, la taylorisation des métiers d’usine et de bureau, advenues avant, ne sont pas considérées comme des régressions insupportables. Nous sommes d’accord pour dénoncer la taylorisation de l’enseignement et de la médecine, la bureaucratisation de la recherche et de la psychiatrie, mais à condition d’avoir en tête qu’il s’agit de l’extension aux professions intellectuelles des logiques infligées depuis au moins un siècle aux travailleurs manuels.

Dans Écran Total, les gens ne s’interdisent pas de défendre (une partie de) leur métier, mais on inscrit ça autant que possible dans une critique des institutions qui abritent ces métiers. Il y a des infirmier.e.s psychiatriques attaché.e.s à leur pratique de soin, mais qui ont une vision critique de l’hôpital ; des assistantes sociales qui aiment se démener pour des gens en galère, mais qui ne sont pas dupes de leur rôle dans une société inégalitaire et aliénante ; des éditeurs et des libraires qui défendent les livres, tout en voyant les problèmes posés par la production en masse de bouquins et par la place de l’écrit dans notre civilisation.

Par contre, on dit clairement que toute une partie de ce qui est produit à notre époque est inutile ou nuisible. Certains métiers ne nous semblent pas défendables, quand ils contribuent à la pollution, à la production d’armes ou à la sur-sécurité anxiogène. Sans parler de tous ces traders qui nous écrivent pour déplorer la suppression de leur poste par des logiciels, et à qui on ne sait pas comment dire qu’on ne veut pas discuter avec eux !

Écran : Hum, c’est intéressant, vous vous placez sur le terrain éthique. Au fond, vous voudriez que tout le monde démissionne pour éviter de se salir les mains. Mais vous avez conscience qu’il y a plein de gens pour qui ce n’est pas possible, quand même ?

Total : Ce dont nous avons conscience, c’est que de plus en plus de monde est violenté dans son boulot ou effectue un boulot qui violente ses semblables. C’est ça qui n’est plus possible ! La démission est un geste légitime pour celles et ceux qui ne voient plus de possibilité de résister à ce qui leur est insupportable dans les ordres (et les outils) qu’on leur donne. Mais démissionner n’est pas plus glorieux que de continuer de se battre dans les institutions. En soi, ça ne permet pas de s’affranchir d’un monde basé sur l’argent et le travail soumis ; et ça n’acquiert une portée politique que si c’est l’occasion de réfléchir et s’entraider avec d’autres, pour s’ouvrir un chemin vers une autre vie. Tel est notre but : fédérer des gens d’horizons divers pour construire ensemble des formes d’organisation qui pourraient aussi bien défendre la situation économique de salariés, fédérer des désobéissances aux aberrations managériales, aider des indépendants à tenir tête à leurs administrations ou participer à l’élaboration de projets collectifs allant dans le sens de l’autonomie vis-à-vis des logiques industrielles.

Si nous critiquons le syndicalisme contemporain, qui a abandonné les questions du contenu du travail et du progrès technologique, c’est malgré tout en nous penchant sur l’histoire du syndicalisme ouvrier que nous nourrissons nos manières de lutter : après avoir revisité l’ascension de la CNT-FAI en Espagne de 1920 à 1936, nous sommes revenus sur le moment révolutionnaire de la CGT naissante et des Bourses du travail. Pour notre prochain rassemblement national à l’automne 2017, quelqu’un du groupe prépare un topo sur la CFDT autogestionnaire des années 1970, dont il a connu la fin. Si tout ça vous intéresse, écrivez-nous * !


* Aux adresses suivantes :

• Écran total c/o Faut Pas Pucer, Le Batz, 81140, Saint-Michel-de-Vax

• ecrantotal[arobase]riseup.net

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Paru dans CQFD n°151 (février 2017)
Dans la rubrique Le dossier

Par Écran Total
Illustré par Ruoyi Jin

Mis en ligne le 13.11.2019