Bidonville de Calais

Naissance et vie d’un ghetto

Énième épisode de la grande chasse aux migrants qui tient lieu de sport national en Europe, l’opération de démantèlement de la dite « Jungle » de Calais est désormais quasiment terminée. Un nouveau coup dur pour les milliers de migrants qui y (sur)vivaient dans des conditions terribles. Philippe Wannesson, habitant de la ville et tenancier de l’excellent blog Passeurs d’hospitalité1, revient ici sur l’histoire complexe de ce bidonville.
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(C’était il y a trois ans dans “CQFD”...)

Par Baptiste Alchourroun

La destruction du plus grand bidonville de France vient de se terminer. Plus de 10 000 personnes habitaient en septembre 2016 ce site complexe, comprenant à la fois le bidonville et des structures mises en place par l’État. C’est le résultat de la volonté des autorités de concentrer les exilé-e-s présent-e-s dans le Calaisis dans un seul lieu, pour les éloigner de la ville et mieux les contrôler. Une partie des associations humanitaires ont participé au transfert des personnes sur le site et à une forme de cogestion parfois conflictuelle de celui-ci avec l’État.

Un infléchissement de la politique de l’État

Depuis la fermeture en 2002 du Centre d’hébergement de Sangatte, mis en place en 1999 par l’État, les exilé-e-s n’ont plus eu de lieu où rester, et ils et elles ont été chassé-e-s d’endroit en endroit dans une politique sans fin de déguerpissement. Le changement de majorité en 2012 n’a rien modifié de la situation sur le terrain. Mais à la mi-2013, Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, vient à Calais et semble vouloir imprimer sa marque.

De fait, au tournant de 2013 et 2014 des réunions ont lieu entre les services de l’État et les associations de soutien aux exilé-e-s, qui semblent présager des améliorations des conditions de vie. La préfecture choisit de ne pas expulser un squat ouvert par des militant- e-s du mouvement No Border, mais de confier la gestion du lieu à une association d’insertion. C’est ce qui deviendra le lieu de mise à l’abri des femmes et enfants du centre Jules Ferry.

Mais les expulsions reprennent brutalement le 28 mai 2014. Les exilé-e-s répliquent en occupant le lieu aménagé pour la distribution des repas, évacué le 2 juillet. Là, ce sont les associations qui se mobilisent et ouvrent à la fin d’une manifestation un grand squat en centre-ville.

Il est probable que c’est à partir de ce moment que l’État s’est posé la question de comment obtenir le consentement des associations. Il devait aussi trouver une réponse à l’augmentation déjà sensible du nombre d’exilé-e-s présent-e-s à Calais. Une demande des associations était d’obtenir un terrain d’où les exilé-e-s ne serait plus expulsé-e-s, base pour une amélioration des conditions de vie. La mairie de Calais voulait par ailleurs leur disparition du centre-ville. Un compromis est donc trouvé pour regrouper les exilé-e-s à proximité d’un ancien centre de loisir, où seraient regroupés et financés différents services (douches, repas, accès aux soins et à l’information) et le lieu de mise à l’abri des femmes et des enfants. Si la police suffit pour expulser, les associations sont nécessaires pour regrouper les exilé-e-s au même endroit. Leur consentement est obtenu en leur disant que les exilé-e-s seront « toléré-e-s » sur ce terrain, ce qu’elles interprètent comme « ne seront pas expulsé-e-s ».

Une politique de mise à l’écart

L’éloignement des exilé-e-s du centre-ville de Calais est une volonté de la maire de Calais, qui menait déjà une politique active de mise à l’écart dans l’espace urbain. Cela s’est traduit par une impossibilité de disposer de salles municipales pour des activités de solidarité avec les exilé-e-s, un appel à la délation des squats, un arrêté interdisant la tenue d’un festival interculturel, une interdiction d’accès aux terrains de football municipaux (automne 2013), le changement du règlement intérieur de la médiathèque (automne 2014) puis d’une piscine (printemps 2015), pour interdire de fait l’accès aux exilé-e-s.

En amont de leur mise à l’écart sur le site du bidonville au printemps 2015, alors que se multiplient les groupes d’extrême droite se revendiquant « anti-migrants », une manifestation à l’initiative du syndicat Unité SGP Police Force ouvrière rassemble différents acteurs sociaux et économiques (commerçants, chasseurs, agriculteurs…) Le tract d’appel présente les « migrants » comme un danger pour l’économie calaisienne, et appelle la population à se mobiliser. Le « ras-le-bol » des Calaisien-ne-s devient un sujet médiatique, et prépare les esprits à la mise à l’écart – qui devient comme une évidence.

Du bidonville au camp-bidonville

Le terrain vers lequel les exilé-e-s sont emmené- e-s par les associations est pour moitié une ancienne décharge de gravas, pour l’autre une étendue sableuse, buisonneuse et marécageuse. Le seul point d’eau se trouve à l’entrée du centre Jules Ferry, à plusieurs centaines de mètres de là. Le magasin le plus proche se trouve à 3/4 d’heure de marche. Ce sont quelque mille cinq cents personnes qui s’installent là entre la fin du mois de mars et le début du mois d’avril 2015.

Très rapidement, la municipalité érige une butte de terre à l’est du bidonville en construction, pour rassurer les riverains. Quelques semaines plus tard, l’État érige une double barrière coiffée de barbelés à l’ouest, le long de la rocade qui conduit au port – les exilé-e-s ont en effet été installé- e-s à proximité d’un des principaux lieux de passage vers le Royaume-Uni.

L’installation des exilé-e-s se fait avec une importante implication associative, jamais connue dans les lieux qui avaient existé auparavant. Construction de cabanes, mais aussi d’une église et de mosquées, d’écoles et d’autres lieux collectifs. Très vite se créent aussi des magasins, puis des restaurants. Il en existait déjà dans certains des campements précédents, les plus éloignés de la ville, mais là l’isolement et la croissance de la population entraînent leur multiplication rapide.

Mais la croissance de la population du bidonville dépasse vite les capacités de réponse des associations locales, les services proposés au centre Jules Ferry étant de leur côté sous-dimensionnés. Des ONG internationales interviennent dès l’été 2015. Puis vient la médiatisation de la situation, également pendant l’été, qui entraîne l’arrivée en nombre de volontaires principalement britanniques, mais aussi d’autres pays européens. Peu à peu leur activité s’organise. À l’aide humanitaire s’ajoute la création de nouveaux lieux collectifs dans le bidonville (écoles, bibliothèque, théâtre, centres pour les femmes et les enfants, pour les jeunes, radio…) Le bidonville devient aussi « the place to be », que l’on vient découvrir et où l’on se montre.

Avec l’évacuation des derniers campements qui subsistaient au centre de Calais fin septembre 2015, les autorités mettent en place une présence policière de plus en plus importante et visible autour du bidonville. On passe d’une politique d’expulsion d’un lieu à un autre – instaurée depuis la fermeture de Sangatte – à une politique d’expulsion sur place par la destruction de plusieurs zones du bidonville. Ces destructions répondent à une logique de contrôle et de pression pour contenir le nombre d’habitant-e-s. Depuis fin septembre 2015, elles affectent une partie du bidonville qui s’étend sous la rocade portuaire. Un camp de containers financé par l’État est construit dès novembre sur une nouvelle surface. En janvier 2016, c’est au tour d’une bande de 100 mètres le long de la rocade portuaire et d’une rue adjacente d’être accaparée. En mars, enfin, c’est toute la moitié sud du bidonville qui est concernée.

En novembre 2015, l’État est condamné à réaliser un minimum d’aménagements pour rendre les conditions de vie moins indignes. Il missionne une ONG internationale, Acted, pour réaliser les travaux. Mais Acted assure aussi le rôle de coordination des différents acteurs associatifs et d’animation d’un conseil de représentants communautaires en interface avec la préfecture et la police. À partir de mai 2016, la préfecture interdit l’entrée de matériaux de construction sur le site dont les accès sont contrôlés par la police, ce qui oblige les associations à négocier à chaque fois qu’elles veulent réaliser une nouvelle construction. On est passé en quelques mois d’un bidonville autoconstruit par les habitant-e-s et les associatifs à un site composite : d’un côté le centre Jules Ferry (400 places), et le camp de containers (1 500 places), tous deux financés par l’État et gérés par une association missionnée par celui-ci, et de l’autre côté, un bidonville cogéré par l’État et une autre association également missionnée par lui.

Philippe Wannesson
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Paru dans CQFD n°148 (novembre 2016)
Par Philippe Wannesson
Illustré par Baptiste Alchourroun

Mis en ligne le 24.10.2019