GRANDE DISTRIBUTION DE COUPS BAS
Multi-grève à Monoprix
LE BRASERO ALLUMÉ dans un bidon métallique, une tente plantée-perchée sur l’unique espace vert – une pauvre touffe de romarin –, des corps fatigués pris en sandwich entre couverture et chaise longue, le mot « révolte » badigeonné sur une planche posée sous l’enseigne du magasin, des piles de palettes, des files de chariots que le mistral pousse malencontreusement en travers de l’entrée du parking chaque fois qu’un camion de livraison fait mine d’approcher… Voilà une scène inhabituelle sur l’avenue du Prado, dans des quartiers Sud plutôt huppés, plutôt « cul serré », où le riverain travestit honteusement son accent du midi pour ne pas faire « trop vulgaire ».
par Nono KadaverLinda, elle, n’a rien à cacher, à part ses cheveux sous le foulard, surtout pas sa tchatche arabo-marseillaise. Ce vendredi 1er octobre, avec son bambin au bout du bras, elle empoigne le mégaphone de sa main libre pour remonter le moral des troupes : « On lâche rien, les filles, on lâche rien ! » Julien, jovial buveur de bière et voisin solidaire, ex-légionnaire et ancien ferrailleur à grande gueule (« ferrailleur, ferrailleur, avec ton cul je fais mon beurre ! »), met lui aussi l’ambiance. Un maçon, qui bosse dans le magasin à la réfection d’un stand, s’approche et tend 20 euros au vieux briscard belge, « en soutien ». Fier de la confiance qu’on lui témoigne, Julien brandit le billet avant de le glisser dans la main de Florence, la trésorière improvisée. « Ils ont eu un million de pertes en quinze jours de grève. Avec les rayons vides et le début des “9 jours” de promotion (deux articles achetés, un troisième offert…), ils vont sentir leur douleur ! »1
Ce magasin, longtemps le plus grand de France chez cette enseigne de supermarchés de proximité appartenant au groupe Casino et Galeries
Lafayette, connaît sa toute première grève. « C’est parti d’un profond ras-le-bol », explique Florence. Travail sous pression, temps partiel imposé, salaire « pour de rire »… « Après huit ans de boîte, je marine toujours à 33 heures par semaine et 800 euros par mois. Et mon mari est bientôt au chômage. Quand je suis montée demander une augmentation, le directeur m’a répondu que j’étais la quinzième à venir le tanner et que ça commençait à l’agacer ! » Résultat : cette quinzaine de déboutées est devenue le noyau dur de la grève. « Selon la convention collective, tu dois passer à l’échelon supérieur au bout de 18 mois. Moi, je commande les produits qui manquent dans mon rayon, mais je suis toujours à l’échelon 2.2, comme une débutante. »
Mardi 5 octobre. La direction laisse pourrir le conflit. Après avoir exigé la fin de la grève pour examiner les demandes « au cas par cas », elle propose un protocole de sortie de conflit qui exclut de la discussion les revendications essentielles. Elle a ensuite beau jeu de taxer les grévistes d’intransigeants. Et l’inspection du travail, qui devrait servir de médiateur, se laisse berner. Mme Daniel, nouvellement bombardée à la tête de la direction départementale du travail (DDT), téléphone à la déléguée syndicale : « Le directeur vient de m’appeler, il est prêt à négocier. » « Parfait, nous aussi, on vous attend. » « Ah mais nos bureaux ferment dans quelques minutes. J’ai une vie familiale, moi ! » Les mères-courage présentes sur le piquet voient rouge : « Et notre vie familiale à nous, depuis dix-neuf jours ?! » La fonctionnaire accepte alors de se déplacer, mais souligne que la direction insiste sur le protocole initial. Hors d’elle, la déléguée arpente la contre-allée du Prado en menaçant de bloquer à nouveau l’entrée du magasin. Retour à la case départ. Une caissière, cheveux courts et bras tatoué, explose : « On s’en doutait, mais là, on a la confirmation que ces gens-là sont toujours du côté des patrons. Comme la justice ! »
Vendredi 1er, après qu’un juge eut prononcé un référé ordonnant la levée du piquet pour « entrave à la liberté du travail », avec 300 euros d’astreinte par jour et par effraction constatée, les gardes mobiles ont expulsé les grévistes du parking. Sous leur protection, deux camions ont pu réalimenter une partie des rayons qui ressemblaient depuis quelques jours aux linéaires d’un magasin d’État de l’ère soviétique… Mais lundi 4, le mistral – encore lui ! – entasse une centaine de chariots devant l’entrée principale. Le directeur préfère alors tirer les rideaux. Dehors, le piquet ressuscité reçoit le soutien des grévistes du centre des impôts tout proche.
Sur la Canebière, où la tension entre cadres et grévistes a frôlé l’agression physique, les marques de soutien de la clientèle et des passants ne tarissent pas. Un papi, remonté comme un coucou : « Tenez bon, faut pas plier. Après le 12, on remet ça ! Il faut faire un mai 68 puissance 5, pour faire chuter l’empereur ! » Mardi, un contingent d’instituteurs en grève tournante pénètre dans le magasin au son des sifflets : « Grève générale ! Aujourd’hui, à Monoprix, tout est gratuit ! » Les vigiles baissent les rideaux sous les quolibets de la foule.
Sur le Prado, au matin du mercredi 29 septembre, un camionneur avait tenté de forcer le barrage, manquant de peu renverser six personnes. Bien qu’armé d’une barre de fer, il fut ramené à la raison et avoua qu’il avait pété les plombs, que le directeur l’avait manipulé. On aimerait voir un jour la directrice de la DDT, le juge et le préfet avouer eux aussi avoir subi la même mauvaise influence…
Le mot de la fin, c’est Florence qui l’a : « Quoi qu’il arrive, on aura au moins gagné ça. Maintenant, on se connaît, on sait ce chacune a dans le ventre. Avant, on ne faisait que se croiser. » Et puis Ali, jeune magasinier en grève, qui bafouille dans le mégaphone : « Je vous aime toutes ! Vous êtes les plus belles femmes du monde mondial ! »
1 Le 1er semestre 2010, le groupe Monoprix a fait 7,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires.
Cet article a été publié dans
CQFD n°82 (octobre 2010)
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Paru dans CQFD n°82 (octobre 2010)
Par
Illustré par Nono Kadaver
Mis en ligne le 24.02.2011
Dans CQFD n°82 (octobre 2010)
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