Ciné-fable
Merci qui ?
Ruffin l’a dit et redit : son film est « une fable ». David contre Goliath, le petit qui terrasse le géant. À ma gauche (forcément), la désormais célèbre famille Klur – soutenue par Ruffin en journaliste faussement naïf –, endettée et au chômage depuis que LVMH a délocalisé ses ateliers de confection. À ma droite (forcément), le plus milliardaire des milliardaires français, le géant du luxe et du reste, patron impitoyable de LVMH, à la tête d’armées de travailleurs et d’agents de sécurité, épaulé par les flics et les politiques, Bernard Arnault. Le combat est forcément déséquilibré. Et pourtant (alerte spoiler)... à la fin, le patron lâchera un gros chèque d’indemnités de licenciement aux Klur, fera embaucher Monsieur dans un Carrefour, et Ruffin pourra même sortir son film malgré la clause de confidentialité signée par la famille. Miracle en Picardie ! Une victoire inespérée ! Happy end !
Mais, à trop vouloir faire « fable », Ruffin est passé à côté de toute la force politique de son propre film. Car le Goliath Arnault apparaît en réalité dès le début bien fragile. La peur est constamment dans le camp du grand patron. En effet, c’est LVMH qui accepte de négocier puis de payer, qui a recours aux CRS pour se protéger, qui fait trembler l’élu socialiste qui ressent l’impérieux besoin d’aller calmer Ruffin... Bref, le combat est loin d’être aussi inéquitable. Et c’est certainement la leçon de ce film !
Quand, à Europe 1, le 24 février dernier, Ruffin déclare que sa seule ambition est de faire tomber l’oligarchie, on applaudit des deux mains. Et le journaleux Jean-Michel Apathie de lui tendre une perche en or en lui demandant s’il ne croit pas « s’accorder un peu trop de pouvoir ». Ruffin tente alors d’expliquer que ce n’est pas lui qui a ce pouvoir, mais les nombreuses manifestations de soutien du public. Voilà exactement l’explication qu’il nous manque dans son film : que ce n’est pas lui, avec ses petits bras, ni les Klur, qui ont fait plier Arnault... Que le pouvoir qui a fait peur à LVMH, qui peut faire peur à Apathie et à son patron, c’est celui des autres travailleurs mis au chômage, celui des lecteurs de Fakir, celui des syndicats qui pourraient fomenter ou soutenir une grève... En effet, le négociateur envoyé par LVMH ne cesse de dire aux Klur « qu’il ne faut rien dire à Fakir ».
Bref, ce qui peut « faire tomber l’oligarchie », ce sont des mouvements collectifs, des résistances populaires, et pas un journaliste tout seul, pas la résistance d’une famille isolée, pas un bulletin de vote... On nous dira peut-être que c’est au spectateur de faire son analyse, d’en tirer sa conclusion. Certes ! Mais on trouve particulièrement dommage que Ruffin n’ait pas réussi à démontrer qu’au-delà de la fable, les grands ont toujours une peur bleue que les petits ne se laissent plus faire, qu’ils se regroupent et qu’ils se défendent... ensemble et par eux-mêmes.
Cet article a été publié dans
CQFD n°142 (avril 2016)
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Paru dans CQFD n°142 (avril 2016)
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Mis en ligne le 16.11.2018
Dans CQFD n°142 (avril 2016)
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