Mais qu’est-ce qui se passe ? Violences policières massives et impunies, banalisation des discours xénophobes ou complotistes, apparition de milices néonazies, concentration du pouvoir entre les mains d’une poignée d’oligarques… Ces derniers temps dans l’Hexagone, le tableau tourne au film d’horreur, à côté duquel les plus sombres pronostics émis depuis la résurgence de l’extrême droite dans les années 1980 semblent sortis d’un épisode des Babalous. Devant ce marasme, l’historienne Ludivine Bantigny et le sociologue Ugo Palheta [1] dressent un état des lieux de la fascisation en cours, de ce qui la nourrit et des issues de secours possibles.
Fini le temps où Guy Debord moquait la prétention de la démocratie à se présenter comme une « perfection fragile », incritiquable car parfaite – et incritiquable car fragile. Désormais, les libéraux les plus « pondérés » appellent l’armée à tirer dans le tas des Gilets jaunes (l’essayiste Luc Ferry), quand les défenseurs de la liberté d’expression des riches s’alarment des contraintes de l’État de droit (la directrice de la rédaction de Causeur Élisabeth Lévy). Le paradoxe n’est qu’apparent : dès l’origine, le libéralisme exige à la fois la liberté d’entreprendre et l’intervention de l’État – en faveur du marché et de l’entreprise.
Après la parenthèse keynésienne de l’après-guerre, le néolibéralisme dessine un monde de « renards libres dans le poulailler libre » – comme dit la vieille blague antilibérale – dont Macron, haut fonctionnaire pantouflé dans la banque, n’est que le serviteur nouvelle génération. Son élection, qu’on a pu qualifier de « putsch du CAC 40 » (la journaliste Aude Lancelin), suivie de législatives à l’abstention historique, signe pourtant une rupture dans notre histoire démocratique, une « crise civilisationnelle » que traduit, l’année suivante, le mouvement des Gilets jaunes.
[|Tournant autoritaire|]
« C’est bien la crise d’hégémonie, c’est-à-dire l’affaiblissement politique de la classe dominante, qui rend celle-ci de plus en plus dépendante de sa police », expliquent Bantigny et Palheta. En France comme dans les États-Unis de Trump, la Hongrie d’Orbán ou le Brésil de Bolsonaro, faute de convaincre, les oligarques tapent. Il ne s’agit pas de prétendre que nous vivons dans un régime fasciste, insistent les auteurs, mais de reconnaître des formes de fascisation déjà à l’œuvre, germes d’un fascisme à venir – et c’est là que leur constat s’avère particulièrement convaincant. Le tournant autoritaire est aujourd’hui défendu par « des pans entiers de la classe dominante et de l’État », qui lui donnent une double orientation : un durcissement répressif, et la fabrication d’un ennemi intérieur, « le » musulman – que l’histoire coloniale de la France articule naturellement.
Il faut dire que la tradition politique du pays des droits de l’homme est celle d’un autoritarisme – monarchique, bonapartiste, colonial – qui en a fait un berceau des idées réactionnaires et fascistes (Zeev Sternhell [2] n’est pas cité ; il aurait pu). Bantigny et Palheta signalent quelques-unes de ces peu glorieuses spécificités françaises, qui propulsent le pays au premier rang des discriminations à l’embauche et de la concentration des médias, tandis que les institutions de la Ve République ont définitivement échoué à exprimer la volonté populaire.
[|Antifascisme et émancipation|]
L’échelle internationale est parfois le point faible de l’argumentation, en particulier quand il s’agit de critiquer différentes définitions de la démocratie opposables à la fascisation en cours. Bantigny et Palheta finissent par dénoncer toute forme d’ » amélioration » de la vie démocratique comme trompeuse ou aliénante. Aussi dubitatif soit-on devant la démocratie participative ou la cogestion du capitalisme par ses victimes, force est de constater que la démocratie est un concept à géométrie variable : la fabrication du consentement n’a pas exactement la même gueule en Suède et au Bangladesh .
Ce refus radical des solutions tiédasses a du moins le mérite de rappeler que « face à la menace fasciste », jouer fond de court signifie s’avouer vaincu : s’attaquant aux causes du fascisme, l’antifascisme ne peut être que « le revers défensif du combat pour l’émancipation sociale et politique » et « transversal à l’ensemble des luttes ».
[/Laurent Perez/]