Héros des précaires

Maltraitance à Pôle emploi, récit de l’intérieur

Après quatorze ans de bons et loyaux services en tant que conseiller à l’agence Pôle emploi de Rennes, Yann Gaudin a été licencié pour avoir commis l’irréparable : aider des usagers à obtenir leurs droits !
Alex Less

À Pôle emploi (ou France Travail, on perd le fil…), Yann Gaudin s’est taillé une petite réputation. La raison ? Il est celui qui a « trop aidé les chômeurs », notamment en leur permettant de récupérer des allocations non versées auxquelles ils avaient droit. « C’est là que vous avez merdé ! » ironisait Guillaume Meurice dans l’une de ses chroniques sur France Inter en 20201 alors qu’il interrogeait Yann sur les motifs de sa convocation à un entretien disciplinaire avec sa hiérarchie. Rire (un peu nerveux) de l’intéressé qui, une semaine après, se faisait carrément virer de l’agence sous prétexte qu’il aurait outrepassé son rôle. Lui reprochait-on d’avoir trop bien fait son job ?

Le visage du service au public

En 2006, quand Yann décroche son poste de conseiller emploi à l’ANPE (ex-Pôle emploi), tout semble pourtant bien engagé. Assis à la table d’un kebab dans un quartier populaire de Rennes, il raconte : « J’étais fier d’entrer dans le service public et confiant dans ma hiérarchie. » Ses années de commercial chez un sous-traitant de Ouest-France, à Pierre&Vacances ou encore à Maison du Café, l’avaient essoré : « Je visitais des ateliers où je croisais des personnes qui avaient le double de mon âge et travaillaient dans le bruit et la poussière, pour un salaire deux fois inférieur au mien », se remémore-t-il en tirant sur sa cigarette. Face à cette réalité « dégueulasse », difficile de tenir ; il tente un moment « de jouer les rebelles », avant de claquer la porte.

En poussant celle de l’ANPE, Yann a davantage le sentiment de se mettre au service de l’intérêt collectif. Et sans mauvais jeu de mots, il a la tête de l’emploi : moustache soignée, sourire accueillant, il répond avec sérieux aux questions posées. De ses premières années au sein de l’institution, il garde un bon souvenir : « On faisait vraiment le job : coordonner, accompagner, mettre en relation, rendre les choses plus fluides… »

La loi des chiffres

Puis déboule 2008, le grand chambardement. Partie des États-Unis, la crise économique se propage en Europe. En France, les licenciements en cascade propulsent le nombre de chômeurs au-delà des deux millions. La même année, le gouvernement Fillon-Sarkozy met en place la fusion de l’ANPE avec les Assédic. C’est la naissance de Pôle emploi, fameux « guichet unique » inspiré des job centers britanniques. Les usagers là-dedans ? Des « dossiers », ou « DE », pour « demandeurs d’emplois », répartis dans des « portefeuilles », se désole Yann. « À Pôle emploi, on aime parler en acronyme, en numéros d’identifiant ou en tableur Excel. » Témoin des glissements progressifs de l’institution, il décrit des managers de plus en plus obnubilés par les chiffres, poussant les conseillers à « caser » les usagers dans telle ou telle prestation. Aujourd’hui, la situation n’a pas changé d’un iota : avec cinq millions d’inscrits au chômage2, les 54 500 agents du service public de l’emploi français n’ont plus le temps de faire dans la dentelle. « C’est la volumétrie qui prime ! » déplore Yann.

Quant au discours sur les « chômeurs­-parasites », il monte crescendo, répété ad nauseam dans de nombreux médias. Même si, en interne, Yann assure que cette vision ne reflète pas le discours de ses collègues, il admet néanmoins un manque de remise en question : « Pour le conseiller, c’est toujours le DE qui a tort, qui a mal compris, ou qui a mal rempli son formulaire. » Voire une culture du soupçon : « En cas de trop-perçu, l’hypothèse de la fraude est souvent la première envisagée. »

Être conseiller, c’est politique !

« On recrute les conseillers à la va-vite : tu te présentes, tu poses ton CV et c’est quasiment dans la poche », déplore Yann. Très peu formés3, ces conseillers ont pourtant « la vie des gens entre leurs mains », rappelle-t-il. Une responsabilité qui prend une dimension plus grave encore, au vu des chiffres alarmants : 10 à 14 000 personnes décèdent chaque année des conséquences du chômage4. Cette situation « exige une approche fine », insiste l’ancien agent, se remémorant une époque où l’ANPE offrait des formations en psychologie.

Pour Yann, être conseiller est intrinsèquement politique : « On est à l’intersection de tant de problématiques ! On devrait se considérer comme des travailleurs sociaux. » Lorsqu’il évoque ses interactions avec les usagers, Yann décrit avec émotion leur dignité : « Souvent, les gens dissimulent leurs peines et leur détresse ; lorsqu’ils viennent en entretien, ils sont tout endimanchés. » Dans ce qu’il décrit comme un « jeu de dupe », c’est au conseiller de protéger l’usager : « Si nous visons une réinsertion durable dans l’emploi, la cruauté n’a pas sa place. Quand je voyais un demandeur d’emploi brisé par une expérience professionnelle éprouvante, il m’arrivait de lui suggérer de prendre directement les 35 jours de repos autorisés par Pôle emploi » confie-t-il.

Des anomalies vous dites ?

Le fossé entre la mission de conseiller, telle que Yann la conçoit, et la vision que s’en fait l’institution, n’en finit pas de se creuser. En 2014, l’agent découvre une « première anomalie » touchant les intermittents du spectacle dont il a la responsabilité. Ces derniers sont privés de l’allocation de solidarité spécifique (ASS), initialement prévue pour tous les usagers en fin de droits. Une faille que l’établissement ne semble pas pressé de corriger, malgré les alertes répétées de Yann. Commence alors une longue bataille avec sa hiérarchie, parsemée de brimades, courriels et autres entretiens inopinés. Après un avertissement en 2015, l’agent commence à sérieusement douter : « Des centaines d’intermittents étaient spoliés et personne ne semblait s’en émouvoir ! » Dès lors, il ne se contente plus de suivre aveuglément les consignes internes et se met à éplucher les textes de loi, le Code du travail et les réglementations de la Sécurité sociale. Il revérifie tout et son comportement agace la direction. « Quand je découvrais d’autres anomalies, on me disait de laisser tomber ou on me reprochait de tenir les usagers au courant. » De guerre lasse, il crée un blog sur Mediapart en 2019 pour alerter sur le sujet et reçoit dans la foulée des centaines de demandes d’aides d’allocataires en difficulté. La machine médiatique emboîte le pas : d’abord la presse locale, puis la presse nationale, forçant l’institution à réagir.

Cet entêtement lui coûte son poste en juillet 2020. « Au final, ils ont admis que c’était mes interventions médiatiques qui les dérangeaient » affirme Yann. Alors que son audience aux prud’hommes, prévue le 12 septembre prochain, approche à grands pas, il se dit plutôt serein : « J’ai toujours veillé à respecter la loi, notamment celle définissant le statut de lanceur d’alerte », explique-t-il. On dirait bien que le job (d’intérêt public) que Yann fait le mieux, c’est celui du « caillou dans la chaussure ». Et à ce niveau-là, on regrette carrément le plein emploi.

Par Gaëlle Desnos
Alex Less

1  Le moment Meurice : Le conseiller Pôle emploi qui aidait les chômeurs », Par Jupiter !, France Inter, 24 juin 2020.

2 En avril 2024, la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) comptait 5 368 500 demandeurs d’emploi inscrits à France Travail en catégorie A, B, C en France.

3  Ma vie de conseiller Pôle emploi », Envoyé spécial, France 2, 25 mars 2021. Cet épisode raconte les formations expéditives que Pôle emploi dispense à ses nouvelles recrues avant de les mettre au contact des usagers.

4 Selon une étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), publiée en 2015.

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CQFD n°232 (juillet-août 2024)

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Paru dans CQFD n°232 (juillet-août 2024)
Par Gaëlle Desnos
Illustré par Alex Less

Mis en ligne le 23.07.2024