Quand je peux, si je peux

Lorsqu’il est trop tard pour avorter : « Je ne viens vous voir que maintenant parce que ça y est, j’ai la Sécurité sociale »

En France, les femmes n’ont le droit d’avorter qu’au cours des douze premières semaines de leur grossesse. Ce délai insuffisant pousse des milliers d’entre elles à aller l’interrompre à l’étranger... quand elles en ont les moyens et la possibilité. Entretien avec Raphaëlle Morel, conseillère au Planning familial de Marseille.

Dix semaines au Portugal, vingt-quatre au Royaume-Uni. En Europe, les États qui autorisent l’interruption volontaire de grossesse (IVG) peinent à accorder leurs violons quand il s’agit de fixer une limite au-delà de laquelle il n’est plus possible d’avorter. Dans l’Hexagone, des voix s’élèvent pour demander l’extension de ce délai légal. Parmi elles, celle de Raphaëlle Morel.

Que dit la loi au sujet du délai d’accès à l’IVG ?

« On peut avorter en France jusqu’à trois mois, ce qui équivaut à douze semaines de grossesse1. Au-delà de ce délai, il est interdit pour un médecin de proposer une IVG : cela s’apparente à de l’exercice illégal de la médecine. En revanche il existe l’IMG, l’interruption médicale de grossesse, qui peut se faire jusqu’à terme pour des raisons médicales. C’est-à-dire quand la santé du fœtus ou celle de la femme est en danger. Le problème c’est que la notion de santé, telle qu’elle est comprise par les équipes médicales qui pratiquent ces IMG, est pensée de façon assez limitée. C’est généralement une approche biomédicale qui ne prend pas en compte la santé psychologique. Cela va à l’encontre des préconisations de l’OMS2, qui appréhende la santé de façon plus globale. Il y a cependant quelques hôpitaux dans lesquels le terme est reconnu au sens large et qui, au cas par cas, acceptent de pratiquer des IMG dans des cas de viol ou pour des personnes qui sont psychiatrisées. »

En France, l’allongement des délais fait quasiment figure d’impensé. Pourquoi cette revendication est-elle si peu portée ?

« La question des délais est souvent oubliée car on n’a pas conscience du nombre de personnes concernées. Et aussi parce qu’il existe encore une représentation selon laquelle les femmes qui dépassent ce délai sont des irresponsables et que “c’est bien fait pour leur gueule”. Alors que lorsqu’on écoute leurs histoires, on saisit l’importance d’augmenter cette marge de manœuvre. Dernièrement par exemple, j’ai reçu une femme qui souhaitait avorter. La première chose qu’elle a dit en entrant a été : “Je ne viens vous voir que maintenant parce que ça y est, j’ai la Sécurité sociale.” Elle venait de l’étranger, était étudiante en France et attendait la finalisation des démarches pour l’obtention de sa carte Vitale. Elle ne savait pas qu’on aurait pu trouver des solutions avant. Elle est arrivée deux jours trop tard. J’ai également en tête l’histoire d’une femme, mère de trois enfants, enceinte d’un 4e et dont la grossesse était désirée. Elle et son mari tenaient un commerce et vivaient dans une habitation située au-dessus. Il y a eu un incendie, tout a brûlé. Ils ont perdu leur appartement, leur commerce, leur travail. Face à la situation, elle a décidé – tardivement – de mettre fin à sa grossesse. Il y a aussi des victimes de viols qui n’ont pas conscientisé leur grossesse à cause du traumatisme. »

Quelles solutions s’offrent aux femmes qui ont dépassé le délai légal ?

« Chaque année, on estime qu’entre 3 000 et 5 000 femmes françaises ou résidentes en France3 vont avorter à l’étranger dans des cliniques privées, principalement en Espagne, en Angleterre ou aux Pays-Bas où les délais sont plus étendus. Mais ça ne concerne que les femmes qui en ont les moyens car dans ces cliniques, une IVG coûte en général entre 600 et 2 400 euros – sans compter le coût du trajet et de l’hébergement sur place. Cela relève clairement de l’injustice sociale. À Marseille, le Planning familial et le collectif Les Avorteuses4 ont mis en place des caisses de soutien5, à destination des femmes qui souhaitent avorter dans un autre pays mais qui ne peuvent pas faute de moyens. Ce qui est d’ailleurs à double tranchant car les hôpitaux finissent par se décharger sur nous et ne se posent plus la question de ce qu’ils font et de ce qu’ils empêchent.

Au-delà de la question financière, il existe aussi des enjeux de confidentialité. Face à un conjoint violent, partir discrètement à l’étranger quand on a des enfants à charge, c’est compliqué. Je n’ai jamais entendu parler d’avortements clandestins, mais c’est peut-être lié au fait que ces actes sont lourdement répréhensibles. »

Les pays européens qui autorisent l’IVG légifèrent de façon très différente sur la question des délais d’accès. Quel que soit le nombre de semaines accordées, la date butoir semble fixée de façon arbitraire...

« En fait, ce sont des questions éthiques. La loi statue sur le moment où l’on considère qu’il s’agit d’une vie. Médicalement parlant, une IVG est possible tout au long de la grossesse. Les gestes médicaux diffèrent selon le stade, mais restent techniquement simples. Au-delà de ça, on nous pose souvent la question du développement du système nerveux, qui pose la question de la souffrance fœtale. Je ne suis pas sûre que les sciences soient réellement capables de déterminer ce que ressent le fœtus ; toujours est-il que les dernières recherches indiquent que jusqu’au sixième mois, le fœtus ne ressent pas la douleur. De toute façon, si l’IVG se fait sous anesthésie générale, c’est l’ensemble du corps, et donc aussi le fœtus qui est endormi. Il n’y a aucune raison scientifique au fait de limiter le délai français à douze semaines. Ça freine pour des raisons morales ou religieuses.

Le fait est que le rapport à la vie est très différent d’une culture à l’autre. Pour certains, il faut avoir vécu un certain temps après l’accouchement pour être considéré comme un être humain. Pour d’autres, dès qu’il y a conception il y a une âme – donc une vie. Pour les femmes qui avortent, la question de savoir s’il y a une vie ou pas ne se pose pas forcément. Si elle se pose, elle peut certes jouer sur la culpabilité ressentie (ou non), mais elle n’aura pas forcément d’incidence sur le choix d’avorter (ou non). Selon moi, ce n’est donc pas un critère pour légiférer.

Au Planning, pour une équité de droits avec les pays européens les plus progressistes, nous défendons dans un premier temps l’élargissement du délai à cinq mois et demi de grossesse. Ce délai avait probablement été choisi par les Pays-Bas parce qu’il correspond au moment à partir duquel un fœtus est viable en cas d’accouchement prématuré. Mais dans la mesure où nous revendiquons la dépénalisation totale de l’avortement, l’essentiel reste pour nous d’écouter la parole des femmes : tant que c’est leur corps qui est impliqué, c’est à elles de décider. »

Est-ce qu’élargir ce délai, ce n’est pas finalement permettre à l’État de se désengager de ses responsabilités ? Il pourrait en effet considérer qu’il n’est pas nécessaire de simplifier l’accès à l’IVG en y consacrant des moyens suffisants si les femmes ont un laps de temps plus long pour engager cette démarche...

« Peut-être, si on est dans l’idée que les avortements pratiqués au-delà des douze semaines de grossesse sont liés à des problèmes d’accès. Mais en réalité, ces situations sont souvent dues à des accidents de la vie. Cela dit, bien sûr, des efforts doivent être faits. Normalement, le premier rendez-vous pour une IVG doit être donné dans les cinq jours après le premier contact avec la structure choisie. À l’heure actuelle, il est très rare que cette prescription soit respectée. Les hôpitaux sont saturés ou peu accessibles en zone rurale : on a des zones de vide absolu où on est obligées de faire des kilomètres et des kilomètres pour avorter. Ce qui peut vite nous faire dépasser les délais alors qu’on était dans les clous. Heureusement il y a aussi des endroits où quand on est proche du délai, les équipes soignantes se débrouillent pour que cela se fasse dans les temps.

Il y a aussi la question de la clause de conscience qui se matérialise par le fait que, sur certains territoires, presque aucun médecin n’accepte de pratiquer une IVG. L’autre gros souci concerne les personnes dont les droits à la Sécurité sociale ne sont pas ouvrables. Par exemple, des femmes qui ont un visa touristique ou des ressortissantes de l’Union européenne qui ont une Sécurité sociale dans leur pays d’origine. Normalement, l’IVG étant reconnue légalement comme un soin urgent, les hôpitaux sont tenus de pratiquer l’acte même sans paiement ou sans présentation de la carte Vitale, mais dans les faits ils refusent souvent. On serait en droit de le leur reprocher, mais en même temps, leurs problèmes financiers sont tels qu’il faut aussi se poser la question de l’état de nos hôpitaux publics, quand ces difficultés financières impactent à ce point les usagères. Il y a aussi la question de l’information. S’il y a des baisses de subventions, est-ce que le chemin d’accès à l’IVG restera toujours aussi bien balisé ? »

Propos recueillis par Tiphaine Guéret

1 Le 7 juin, le Sénat avait voté un amendement allongeant ce délai de douze à quatorze semaines. Las : à l’occasion d’un second vote le 11 juin, cette extension a été annulée.

2 Organisation mondiale de la santé.

3 Ces données parcellaires, recueillies auprès des cliniques des différents pays, ne permettent pas de savoir avec précision si c’est la nationalité ou le lieu de résidence qui est pris en compte.

4 Groupe politique féministe centré sur les questions liées à l’avortement.

5 Il est possible de faire un don en ligne sur le site internet du Planning familial 13.

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