Savez-vous qu’au début des années 1960, le marxologue Bert Andreas avait recensé 544 éditions du Manifeste communiste de Karl Marx uniquement pour la période 1848-1918 ? Avec l’instauration de régimes s’en réclamant (l’URSS à partir de 1917, les « démocraties populaires » en Europe de l’Est et la Chine « populaire » après la Seconde Guerre mondiale, sans parler de pays du tiers-monde se plaçant durant un temps sous la bannière du « marxisme-léninisme »), le phénomène déjà massif d’avant 1914-1918 a pris une dimension encore plus gigantesque, permise par les moyens énormes de ces États. Au point que Fritz Raddatz, un biographe de Marx, a estimé que le tirage du Manifeste a « dépassé celui de la Bible ».
Pourtant, on ne s’interroge guère sur les conditions d’apparition et de rédaction de ce texte entouré du prestige et de l’aura du « socialisme scientifique ». La parution du livre d’Alexandre Skirda [1] à ce sujet mérite donc que l’on s’y arrête, d’autant que l’on doit à cet auteur des travaux essentiels sur divers aspects de la révolution russe (la place de Nestor Makhno [2] et des anarchistes dans ladite révolution [3]), sur la Commune de Kronstadt [4] ou encore la traduction d’une critique de fond de la social-démocratie [5].
Que dit Skirda ? Il évoque d’abord la découverte, par l’anarchiste russe Varlam Tcherkessov au tournant des XIXe et XXe siècles, des étranges ressemblances entre le Manifeste de la démocratie au XIXe siècle (1843) de Victor Considerant et celui de Marx (1848). Rappelons que, polytechnicien, officier et journaliste, Victor Considerant (1808-1893) était un disciple de Charles Fourier et l’animateur en France de l’École sociétaire (qui regroupe les partisans de ce dernier), puis d’une expérience fouriériste au Texas. Après son retour en France en 1869, il adhéra à l’Association internationale des travailleurs et prit parti pour la Commune de Paris parce qu’elle se rapprochait de la démocratie directe qu’il appelait de ses vœux.
Skirda déroule ensuite les interrogations de Georges Sorel et Arturo Labriola sur Marx et son œuvre, ainsi que les travaux de Charles Andler, David Riazanov, Maurice Dommanget et Boris Souvarine qui, chacun à leur manière, traitent de la question [6]. Puis il aborde les « sources » du Manifeste communiste et l’évolution des idées de Marx jusqu’en 1848. Cela lui permet d’évoquer des penseurs de la première moitié du XIXe siècle, de Robert Owen à Victor Considerant en passant par Saint-Simon, Charles Fourier, Étienne Cabet, Constantin Pecqueur, etc. Il conclut sur les conditions de rédaction du Manifeste communiste et qualifie Marx de « copieur », tandis que les annexes présentent le tableau comparatif des deux Manifestes réalisé en 1957 par la revue de Souvarine, Le Contrat social, ainsi qu’une liste complémentaire des emprunts à d’autres auteurs, réalisée par Skirda lui-même.
Avant de pousser des cris d’orfraie, les indignés en tous genres prendront soin de vérifier la vaste documentation de première main sur laquelle l’auteur s’appuie pour défendre sa thèse – documentation dont, il faut le souligner, l’essentiel, outre les auteurs déjà mentionnés, est constituée par les travaux de marxologues de premier plan comme Maximilien Rubel, Fernando Claudín, Bert Andréas, etc. Le lecteur sera libre de juger par lui-même car il a à sa disposition toutes les pièces du dossier, y compris le tableau comparatif déjà évoqué. Il sera libre aussi de méditer sur ce jugement de proches de Marx, à l’époque de la Ligue des justes (créée en 1836 par des socialistes allemands en exil), sur ses intentions de créer « une espèce d’aristocratie de savants » pour « diriger le peuple du haut de l’Olympe » …
[/Oncle Charlie/]