Autobio d’un col bleu
Fragments de turbin
Il a un côté casse-pieds, Éric Louis. Du moins c’est ce que les (nombreux) patrons qui l’ont eu sous la main ont dû se dire. Éric Louis, c’est six CDI et autant de démissions, pensées comme « six bras d’honneur à la menace du chômage, brandie comme une incitation à la soumission ». Son truc à lui, c’est le travail ouvrier en pointillé, celui qu’on commence dans une usine un lundi et qu’on finit le vendredi qui suit. Mais s’il s’est payé le « luxe » d’une vie de travailleur à la petite semaine, Éric Louis n’aura pas chômé. C’est cet itinéraire d’intérimaire qu’il raconte dans son dernier bouquin, Mes trente (peu) glorieuses – Autoprolographie (Les Imposteurs, juin 2021).
Une existence de labeur qui débute en 1986, l’été de ses 16 ans, dans une usine fabriquant à la chaîne serrures et cadenas et où il prendra la mesure de la vie de prolo. Celle qui s’inscrit dans le corps, comme avec ce « coude qui se bloque à force de pousser des journées entières sur ce levier ». Il écrit : « Mes premiers TMS (troubles musculo-squelettiques). En 1986, ce terme n’existe pas. On me dit simplement :“T’inquiète, c’est le métier qui rentre.” »
C’est le métier qui rentre jusque dans le sang des ouvriers des silos à grains de la Marne. Ceux qui meurent à petit feu de leucémies à force d’inhaler des produits « phytosanitaires » déposés par les tonnes de céréales qui transitent par ces monstres de béton. C’est le métier qui rentre jusque dans les poumons des travailleurs constellés de particules d’amiantes.
Mes trente (peu) glorieuses, c’est aussi un voyage au cœur de la Picardie profonde et de ses usines qui, au mitan des années 2000, continuent de fermer à la pelle, « certaines sans susciter d’émoi, orphelines de la moindre mobilisation. N’est pas Goodyear ou Continental qui veut ». La fin d’un monde annoncée de longue date : Éric Louis se souvient de cette boîte de fabrication d’accastillage dans laquelle il a bossé en 1989. Il garde en tête « [les] annexes abandonnées, [les] ateliers trop vastes pour les quelques machines qu’ils contiennent encore. La moyenne d’âge du rare personnel. L’équipement suranné des bureaux. Tout ça crie qu’ici, il n’y aura pas de demain. »
Dénué de toute forme de misérabilisme, le récit conte aussi les moments de joie chapardés à la rudesse de l’itinérance : dénicher un coin idyllique pour poser son camion aménagé quand le lieu de la mission d’intérim ne permet pas de rentrer à la maison le soir ; récupérer dans les poubelles des supermarchés des denrées qu’on ne peut pas se payer et savourer la satisfaction d’un festin gratos partagé avec ceux qui ont enduré la même journée que soi.
Dans Mes trente (peu) glorieuses, Éric Louis « dit le travail », en somme. Celui « au sujet duquel glosent tant de personnes qui ne le connaissent pas ». On ne saurait que trop conseiller à la ministre du Travail Élisabeth Borne d’en faire son prochain livre de chevet.
Cet article a été publié dans
CQFD n°202 (octobre 2021)
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Paru dans CQFD n°202 (octobre 2021)
Dans la rubrique Bouquin
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Mis en ligne le 04.12.2021
Dans CQFD n°202 (octobre 2021)
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