C’est une histoire d’héritage, mais pas de ceux qui se règlent chez le notaire. Ce qu’Alberto Prunetti reçoit, c’est un statut, presque un titre de noblesse : « fils d’ouvrier ». Soudeur, tuyauteur, métallurgiste, Renato est un ouvrier qualifié toujours en déplacement, dont les compétences sont recherchées et payées, croit-il alors, à leur juste valeur : il peut mettre sa famille à l’abri du besoin, devenir propriétaire de sa maison. Il rentre chez lui un week-end sur deux, le sac plein de vêtements à laver et repart presque aussitôt gagner sa croûte dans une autre usine ou une raffinerie à l’autre bout du pays. Être un fils d’ouvrier, pour Alberto comme pour ses camarades de classe, ça n’a rien de honteux. Mieux vaut être fils d’ouvrier que fils de bourgeois : malheureux gosses de riches soumis à mille conventions sociales, empêchés de jouer dehors et toujours perdants au foot. C’est cet enfant qui, pétri d’admiration, parle de Renato et de ses exploits, des westerns spaghettis du soir, des bagarres et des matchs de foot.
Et un autre Alberto corrige la copie. Celui-là n’est plus un enfant et il a compris qu’il appartient à la classe de ceux qui se tuent à la tâche, ceux dont la santé ne vaut rien ou pas grand-chose. Il n’est pas toujours d’accord avec son père, il n’adhère pas à l’idéologie du travail comme valeur absolue. Comment le pourrait-il, après avoir vu son père et ses collègues déjà abîmés à 40 ans, morts avant 60 ?
La tragédie, que des histoires de rots sonores et de matchs de foot avaient chassée pendant un temps, revient, plus dure, plus crue. Plus grande aussi : l’histoire de Renato, c’est celle de l’Italie du boom économique et de la crise qui lui succède dans les années 1980. Ce sont les contrats de travail précaires, les ouvriers déjà poussés à l’auto-entrepreneuriat – comme s’il ne suffisait plus d’être exploité par un patron mais qu’il fallait désormais s’exploiter soi-même. C’est la fin d’un certain bien-être matériel pour compenser les sacrifices. La fin aussi de l’espoir d’une vie meilleure pour ses enfants, une vie où l’on ne se ruine pas la santé à l’usine. Alberto raconte le combat pour faire reconnaître la maladie professionnelle de son père. L’histoire de Renato, c’est celle de tous les ouvriers dont les vies valent moins que les profits des patrons.
Et raconter cette histoire sans rien oublier de sa force et de sa douceur, de l’amour filial et de la fierté, des injustices subies, c’est sans doute une compensation bien plus grande que la misérable somme « réparatrice » donnée à la veuve comme une aumône.
[/Marie Causse/]