Puçage

Les experts en campagne

Contre le puçage dans l’élevage, l’agitation prend de l’ampleur. Mais les promoteurs de la grande machine à viande européenne s’activent eux aussi.

Le 7 mars, à la la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), Luxembourg : les 200 éleveurs de la VDL, fédération d’éleveurs ovins allemands, en gabardine et chapeaux d’apparat, dénotent au milieu des traders et des avocats. Ils sont là pour soutenir Herbert Schaible, éleveur du Baden-Württemberg, qui conteste l’obligation d’identifier électroniquement et individuellement ses brebis. Pour vérifier sa compatibilité avec le droit de l’Union, il a saisi la CJUE. Une vingtaine d’éleveurs et éleveuses des Alpes françaises sont aussi venus en soutien, après la transhumance hivernale de fin janvier1.

Par Nardo

La Commission européenne et le Conseil communautaire ont envoyé avocats et experts. Du côté des États, seule la France est venue défendre un système agricole qu’elle contribue à diffuser. L’argumentaire est simple : l’Europe est en danger, des épizooties récurrentes nous menacent, sans parler des fraudes, et pour y faire face, une arme : la tra-ça-bi-li-té. L’avocat de la CE invoque « l’exemple récent de la viande de cheval » pour justifier « l’importance de l’identification individuelle et électronique pour la traçabilité ». Crise de hoquet dans la salle : les chevaux sont identifiés individuellement et électroniquement depuis… 2008, ce qui n’a pas empêché leurs carcasses de faire trois fois le tour de l’Europe avant d’être changées en bœuf. Mais l’Union se soucie aussi du bien-être animal : la puce permettrait de cibler l’individu malade et d’éviter l’abattage massif. En réalité, comme le souligne le requérant, en cas d’épizootie rapide, la loi impose de toute façon l’abattage du troupeau. Et en cas d’épizootie lente, les paysans identifient très bien les mouvements de bêtes entre élevages. Un point pour l’avocat de l’éleveur. Sur l’égalité de traitement entre pays (seul ceux à grand cheptel sont concernés) et entre les espèces (les porcs ne sont identifiés que par élevage, et les bovins sans électronique pour l’instant), la réponse des experts prouve leur grande expérience empirique : « Les boucles des bovins sont plus grosses, on peut les observer à la jumelle. » Nouveaux hoquets dans l’assemblée.

Mal à l’aise, l’avocate de la France finit par rentrer dans le vif du sujet : « L’identification électronique est une nécessité pratique pour la rapidité des flux. » Nous y voilà : au fond, il n’est pas question de fièvre aphteuse, mais de gestion des flux sur les marchés. L’élevage vu du ministère, ce sont des centres où transitent des milliers d’animaux et qui doivent biper la marchandise le plus vite possible. Quand le requérant invoque le décalage entre l’informatisation et la réalité des élevages, la Commission le rappelle à son rôle d’opérateur, en précisant que si l’équipement de lecture électronique, ainsi que la formation à ces outils, ont un coût élevé, on n’a jamais demandé au paysan de savoir s’en servir. À la sortie, L’expert joue la carte de la niche, espérant que les petits-éleveurs-de-montagne-en-vente-directe vont sagement s’y coucher : « Vous êtes sur des productions marginales, mais un système à deux vitesses n’est pas acceptable. » Or, ce qu’on remet en question ce jour-là dans les couloirs de la CJUE n’est pas seulement l’incohérence d’une identification centralisée pour des fermes où on connaît les bêtes par leurs noms. C’est l’existence même d’un système où des abattoirs voient 2 000 bêtes par heure franchir un portique ; où dans les porcheries plus de 25 % des animaux meurent prématurément, et cela hors périodes d’épizootie2 ; et où le chiffre d’affaire des élevages de brebis allaitantes dépend à plus de 50 % des primes.

L’avocat général rendra son avis le 29 mai, suivi ou non par la Cour. D’ici là, le temps presse : le 1er juillet, tous les troupeaux ovins et caprins devront être identifiés électroniquement, alors que pour l’instant seules sont concernées les bêtes nées après juillet 2010. Jusque-là, on resquille, on fait des petits compromis : « On ne met des boucles qu’aux agneaux quand ils partent à l’abattoir. » Mais la menace de perdre la prime ovine, ou l’ICHN3, signifient pour certains mettre la clé sous la porte. Alors on s’active dans les collectifs et les syndicats. Il reste trois mois pour faire sauter cette mesure. Ensuite, il faudra amplifier la lutte « contre son monde » : certification des mâles, télédéclarations de la PAC, abattoirs industriels, génomique pour la sélection… Les cibles ne manquent pas pour s’opposer à un modèle agricole qui profite à quelques maquignons des temps modernes, et surtout aux États comme la France, réjouis à l’idée de surveiller – sans jumelles – le moindre mouvement dans les étables et les bergeries4.


1 Lire CQFD n°109.

2 Lire Jocelyne Porcher, La Mort n’est pas notre métier, éd. De l’Aube, 2003.

3 Indemnité compensatoire au handicap naturel : prime européenne reçue en fonction du type de terrain (montagne, piémont, etc.), et d’un seuil d’animaux présents.

4 Merci aux alpin-e-s pour leurs comptes-rendus remarques, pique-niques, etc.

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Paru dans CQFD n°110 (avril 2013)
Par Alexandre Hyacinthe
Illustré par Nardo

Mis en ligne le 21.05.2013