CQFD

Olympiades 2012 à Londres

Le sport est un urbanisme de combat


paru dans CQFD n°99 (avril 2012), rubrique , par Najate Zouggari, illustré par
mis en ligne le 13/06/2012 - commentaires

Tony Blair l’avait promis, les conservateurs l’ont fait. L’organisation des Jeux olympiques de Londres a accéléré le nettoyage des quartiers populaires de l’East End et l’éclosion, autour des stades et autres installations sportives, de zones urbaines vouées à la consommation et aux classes sociales à gros pouvoir d’achat. Dans les quartiers, beaucoup voient d’un mauvais œil l’effacement de leur convivialité et de leur mémoire historique. Reportage.

par YoloÀ la sortie de la station de métro Pudding Mill Lane, sur la ligne Docklands Light Railway (DLR) qui dessert la périphérie Est de Londres près des docks et de la Tamise, un paysage étrange s’offre au regard : une friche immense, surplombée de grues et baignée dans un éclairage artificiel, est traversée sporadiquement par des groupes de touristes, une bande d’écoliers et de très nombreux ouvriers en vêtements de travail orange, jaune fluo et gris qui s’affairent comme des cosmonautes sur le chantier. Le site du village olympique concentre des activités pour le moins hétérogènes : aménagement du territoire, tourisme, visites pédagogiques. Mais l’on s’y croise sans vraiment se rencontrer – sauf à l’entrée du labyrinthe. L’accès à la cantine des ouvriers du chantier étant malheureusement barré, les passants – tous assimilés à des touristes – disposent d’une zone réservée où déguster tranquillement du crumble aux pommes bio, lire The Guardian et acheter une casquette souvenir, juste à côté, dans la boutique dédiée aux breloques estampillées Olympics 2012. Ensuite, ils peuvent tout naturellement enfourcher un vélo de location pour parcourir le site en suivant le plan (vendu 2,95 livres sterling à côté de la machine à café), si possible en famille, dans la mesure où les enfants ne sont pas oubliés dans cette mascarade. C’est presque aussi bien que Disneyland mais néanmoins plus chic, en dépit de la présence des travailleurs qui s’affairent derrière ou devant des grilles. Juste entre la boutique de souvenirs et la cafétéria gentrifiée, une exposition photographique apporte au site un supplément d’âme culturel : un photographe en résidence, Neville Gabie, étale ses clichés – dont certains font une délicate allusion aux baigneurs de Seurat.

L’accès au site se fait en traversant un long couloir où résonne le bruit des marteaux piqueurs, des grues et des perceuses. Le premier contact humain surgit du bout du tunnel sous la forme d’un bonhomme d’une cinquantaine d’années, uniforme orange et accent gallois, aiguilleur de promeneurs qui aide à s’orienter dans le labyrinthe : « Vous venez pour le Tour Bus ? » Pourquoi pas. Il répond d’un air vraiment contrit : « Il fallait réserver trois mois à l’avance. » On peut toutefois aller sur le site et jeter un coup d’œil au stade, aux pistes de courses en construction, à une sculpture en métal aussi haute que laide. Un petit message sympathique accueille les visiteurs : « Bienvenue à View Tube. Ici vous pouvez voir le passé, le présent et le futur de l’Est londonien et comment la régénération et le développement autour de la vallée de Lea va transformer cet espace. » Le mot « régénération » est lâché : c’est celui que les officiels emploieront systématiquement quand les habitants évincés diront plutôt « gentrification ».

Le London 2012 organizing committee (Locog) peut se féliciter du succès de sa communication, étant donné la fréquentation du site avant même l’ouverture officielle. London 2012 n’est pas seulement un événement sportif, c’est une marque dont il faut tirer tout le profit possible. Cet aspect commercial n’est toutefois pas pleinement assumé : il faut encore jouer la carte de la diversité, de l’implication des handicapés et marteler que « les Jeux olympiques sont ouverts à tous ». En novlangue humanisto-managériale, cela peut produire ce type de discours – lisible sur les tracts émis par la Locog et invariablement seriné par les attachés de presse : « London 2012 est notre marque. Elle est universelle et compréhensible dans le monde entier. Notre emblème est simple, direct, authentique, bouillonnant d’énergie. Sa forme est inclusive mais néanmoins consistante et possède une flexibilité incroyable pour encourager l’accès et la participation. Cela peut toucher n’importe qui, des sociétés commerciales aux gamins qui font du sport. C’est l’esprit de la jeunesse. Plein de confiance, de certitude, d’opportunités. Sans crainte de faire bouger les choses, en relevant le défi d’être accepté. Changer les choses. » Comprenne qui pourra l’enthousiasme surfait de ce jargon.

Sur le terrain, concrètement, le site a été bâti dans le quartier de Stratford, entre Hackney Wick et Leyton – deux espaces défavorisés et touchés par une gentrification qui se pare des beaux habits de la « régénération urbaine ». Une habitante de Hackney souligne que les parkings gratuits sont devenus payants quand les urbanistes se flattent d’avoir désenclavé et assaini la zone. Dans ce contexte, les riverains sont contraints de s’éloigner, soit indirectement, pour « motifs économiques », soit directement, sous la pression du Council, la municipalité d’arrondissement. De jeunes cadres dynamiques blancs s’installent dans ces quartiers qui étaient jusqu’ici largement peuplés par les descendants d’immigrés afro-caribéens. Il suffit de prendre le DLR et de descendre aux stations qui jouxtent le site olympique pour constater les conséquences sociales de la « régénération » urbaine. Régénérer, plus simplement exprimé, c’est faire le ménage et éloigner les pauvres et les basanés des festivités. Dans une rue de Bow Church, tous les appartements sont à vendre ou à louer. L’hôpital public (NHS) de St Clemens, anciennement dédié à la santé mentale, est aujourd’hui un espace désaffecté. On ignore s’il sera remplacé par une boutique de souvenirs griffés Olympics 2012 ou un énième centre commercial. À Stepney Green s’amoncellent des tas de gravats derrière des barrières. Les Council houses – logements sociaux – sont détruits, mais le passage du Kärcher n’épargne ni les zones classées, ni les lieux de mémoire collective, plus informels et diffus. Sur la grille d’un édifice en restructuration, un promoteur immobilier a jugé bon de faire la leçon aux riverains à grand renfort d’images et de gros caractères : une affiche géante oppose la junk city à la good city, la ville poubelle à la ville nouvelle, le passé populaire gris et sale à l’avenir régénéré, radieux, clair et propre. C’est faire peu de cas des quartiers populaires, de leurs (sales) communautés, de leur (sale) histoire et de leurs (sales) luttes.

Pour contrer ce discours officiel, la London coalition against poverty a mis en ligne un journal réalisé et distribué localement par des habitants et des habitantes de Hackney en 2008. Il s’intitulait tout simplement Hackney is not Crap – Hackney n’est pas de la merde. Un article revient notamment sur l’échange entre Michael Rosen – poète résident à Dalston – et le maire, Julian Pipe. Alors que ce dernier accusait Rosen d’être un « gauchiste » qui voulait « laisser Hackney dans la merde », le poète avait répondu, dans un article du Socialist Worker : « Le truc, c’est que moi je n’ai jamais pensé que Hackney était de la merde. Je n’ai jamais pensé du mal des gens qui vivaient à Hackney. Cependant, je pense que la municipalité est une municipalité de merde. L’accusation retombe droit sur Pipe lui-même. Peut-être qu’il pense que Hackney est de la merde et que du coup, son travail consiste à le ratisser au bulldozer, à le replanifier et à faire la chasse aux habitants. »

Cette chasse aux habitants d’origine a été incarnée par le cas emblématique de Lowell Grant, plus connu dans son quartier sous le surnom de Spirit. Rasta arrivé de Jamaïque en 1964, Spirit raconte : « À partir de 1993, je n’ai plus eu le droit de vendre de la nourriture comme avant dans la rue, pour les communautés noires. J’ai dû trouver un lieu où me poser et poursuivre mes affaires. » Il loue alors à la municipalité un local dans lequel il investit de sa poche 52 000 livres. C’est ainsi qu’il ouvre l’épicerie Nutritious Food Gallery qui met en vente des fruits, légumes tropicaux et poissons frais à prix décents. Il signe alors un bail de dix ans avec la municipalité. Mais en 2001, celle-ci décide de vendre. Lorsque Spirit l’apprend, il contacte l’agent immobilier en charge de l’affaire pour racheter le bien et dépose même 10 % de la somme totale comme acompte. Désormais maître de la situation, il quitte les bureaux de la municipalité et se rend à la salle des enchères pour assister à la vente. À sa grande surprise, sa maison est de nouveau proposée et achetée pour la somme de 85 000 livres ! On lui renvoie son chèque, sans explication. Une bataille judiciaire commence, et la municipalité gagne. Spirit perd son emploi et son domicile, en dépit du soutien des clients par Yolo et des voisins. Le nettoyage social commence.

Dès 2004, la municipalité avait formulé des instructions claires, comme la nécessité de réduire le nombre de sans-abri. La stratégie a consisté à décourager les mal-logés de remplir les dossiers d’aide au logement : pas de dossiers,pas de sans-abri, tandis que la municipalité se flattait d’avoir réduit de moitié le nombre de sans-abri entre 2004 et 2007. À la place des vieux Jamaïcains et des mal-logés, on attire de jeunes blancs-becs qui kiffent grave le côté « authentique » de la zone – les yuppies – et le fait de vivre en zone deux quand ils travaillent en zone un. Les prix des loyers augmentent, et une ligne de métro est créée pour faciliter la connexion de Dalston avec le centre d’affaires de Canary Wharf. Quand des activistes de la London coalition against poverty ont la bonne idée de contacter un agent immobilier, l’interlocutrice au téléphone les rassure : « On vit très bien à Dalston, il n’y a pas les odeurs de fast-food. Vous trouverez même un Mark and Spencer’s si vous êtes à court de lait. » Un jeune cadre supérieur blanc fait ses courses chez Mark and Spencer’s plutôt que chez Tesco ou Lidl.

Sur le site olympique même, la chasse aux pauvres a été étendue aux travailleurs qui construisent les pistes, le stade et toutes les infrastructures. Dès 2009, la UK Borders Agency – police des frontières – a exercé des contrôles systématiques sur les ouvriers et arrêté près de quatre-vingt-dix travailleurs sans papiers, avant d’en expulser vingt-trois. Si l’une des valeurs fondamentales du Comité olympique consiste à préserver la « dignité humaine », ce vœu pieu ne concerne pas les précaires.

Des militants ont créé un espace de réflexion pour dénoncer le mythe de la régénération urbaine et le discours hypocritement optimiste du développement pour tous grâce aux Jeux olympiques. Les initiateurs de Games Monitor [1], à l’instar de Mike Wells, mettent en ligne des billets pour dissiper les idées reçues et informer les riverains : le dernier en date est consacré à un type de visiteurs qui n’achètera pas les colifichets griffés London 2012 – il s’agit de militants du mouvement Occupy qui s’opposent à la construction de terrains de baseball, permise par la municipalité contre la volonté des riverains. L’espace de réflexion est aussi un espace de luttes dans lequel s’organisent manifestations et rencontres, abordant les conséquences sociales mais aussi écologiques de la « régénération » urbaine.

L’universitaire espagnole Carolina del Olmo, de l’Universidad Complutense, a observé : « Les grandes villes d’aujourd’hui sont plongées dans une crise liée à la perte des activités industrielles traditionnelles, la croissance du secteur tertiaire et l’accroissement de la pauvreté et du chômage. Elles se livrent donc une guerre sans merci pour attirer les investisseurs du secteur privé ou les fonds du gouvernement. Elles ont une telle soif de financements qu’elles promeuvent une culture de la consommation, comme pour compenser la perte des emplois stables. Les politiques urbaines prennent alors l’initiative de “l’avènement d’une ville entrepreneuriale”, une ville qui encourage les affaires et qui prend des mesures pour provoquer la croissance économique. Mesures qui, à leur tour, intensifient la flexibilité et l’insécurité. [...] La ville devient alors, avec l’aide de l’architecture postmoderne, un spectacle destiné à attirer le tourisme et les dépenses consuméristes. » Kevin Blowe, résident contestataire de Newham, note qu’à Londres, les promesses de régénération se succèdent, mais en occasionnant toujours des coûts faramineux pour des travaux pas toujours achevés – le Millenium Dome, le Wembley Stadium, Picketts Lock à Enfield, etc. C’est, selon lui, « une grosse arnaque que la mairie de Londres soit parvenue à convaincre environ 60 % des Londoniens du fait que les Jeux auront un impact positif sur l’est de la ville. On aura dépensé près de 9,3 milliards de livres sterling entre 2005 et 2012 ... et pour empêcher le débat public, ils expliquent qu’il faut aider cette zone de la ville sinistrée par la pauvreté. »

En juillet 2005, Anthony Blair déclarait effectivement à la presse : « Nous avons beaucoup de chance d’accueillir les Jeux olympiques, nous allons développer les sports dans notre pays et laisser un héritage pour les générations futures. » Il apparaît toutefois, pour qui a le sens de l’histoire, que la régénération urbaine n’a jamais eu lieu grâce à l’organisation d’événements sportifs placés sous le signe d’une course effrénée aux profits. Il suffit de visiter les précédents sites d’accueil – Athènes, Barcelone, Turin, Salt Lake City, etc. – pour constater les mêmes conséquences : dettes publiques, infrastructures encombrantes et ingérables, déplacements de population et perte irrémédiable d’un pan entier de l’histoire urbaine : celle des classes populaires.

Voir aussi « Quartier industriel cherche Jeux olympiques pour régénération urbaine  » et « Grèce : Les JO creusent la dette ».


Notes


[1Réseau de militants londoniens qui rédigent des textes critiques sur les J.O.



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Par Najate Zouggari


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