Impérialisme
« Le régime colonial est un régime de contrôle des déplacements »
Pour saisir les contours des discours anti-immigration, il faut remonter dans le temps et prendre le mal à la racine : le système colonial et impérialiste français. C’est dans cette période jalon de l’histoire que s’est construit un rapport à l’Autre, dressant le tableau de la figure du colonisé. Plus tard, avec les décolonisations, on assiste à un glissement sémantique : du colonisé à la figure de l’immigré. Mais la violence ne se limite pas à cette représentation négative : ce système a aussi instauré un contrôle des terres, des corps et des récits. Voici trois extraits choisis.
« Le régime colonial est un régime de contrôle des déplacements. L’appropriation coloniale passe par “le resserrement” de ceux qui sont appelés les indigènes, sur des territoires délimités d’où ils ne peuvent sortir qu’avec des autorisations. Ce régime particulièrement dur a toutefois été remis en cause de différentes façons, notamment par les insurrections en Algérie. Sa légitimité a été également affaiblie à la suite de la participation des Algériens et plus généralement des coloniaux à la Première Guerre mondiale.
En 1918, la circulation de l’Algérie vers la France demeure libre mais, très rapidement, la xénophobie monte et la question migratoire est politisée, entraînant des demandes pour que les arrivées sur le territoire national soient soumises à des contrôles sanitaires, par exemple. »
• Extrait d’une interview d’Emmanuel Blanchard par Samia Lokmane : « Le régime colonial est un régime de contrôle des déplacements », Middle East Eye (05/11/2021).
« Au cœur de ce que disent les explorateurs et romanciers sur les étranges contrées du monde, il y a des histoires, et c’est aussi par des histoires que les peuples colonisés allaient affirmer leur identité et l’existence de leur passé. Dans l’impérialisme, l’enjeu suprême de l’affrontement est évidemment la terre ; mais, quand il s’est agi de savoir à qui elle appartenait, qui avait le droit de s’y installer et d’y travailler, qui l’entretenait, qui l’a reconquise et qui aujourd’hui prépare son avenir, ces problèmes ont été transposés, débattus et même un instant tranchés dans le récit.
Comme l’a suggéré un auteur, les nations elles-mêmes sont des narrations. Le pouvoir de se raconter ou d’empêcher d’autres récits de prendre forme et d’apparaître est de la plus haute importance pour la culture de l’impérialisme, et constitue l’un des grands liens entre les deux. »
• Edward W. Said, Culture et impérialisme, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000.
« J’entends la tempête. On me parle de progrès, de “réalisations”, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.
« Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. »
On me lance à la tête des faits et des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer. Moi je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leurs terres, à leurs habitudes, à leur vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. […]
On se targue d’abus supprimés. Moi aussi, je parle d’abus, mais pour dire qu’aux anciens – très réels – on en a superposé d’autres – très détestables. On me parle de tyrans locaux mis à la raison ; mais je constate qu’en général ils font très bon ménage avec les nouveaux et que, de ceux-ci aux anciens et vice-versa, il s’est établi, au détriment des peuples, un circuit de bons services et de complicité. »
• Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence Africaine Éditions, 1955.
Cet article a été publié dans
CQFD n°239 (mars 2025)
Dans ce numéro, un dossier « Vive l’immigration ! » qui donne la parole à des partisan·es de la liberté de circulation, exilé·es comme accueillant·es. Parce que dans la grande bataille pour l’hégémonie culturelle, à l’heure où les fascistes et les xénophobes ont le vent en poupe, il ne suffit pas de dénoncer leurs valeurs et leurs idées, il faut aussi faire valoir les nôtres. Hors dossier, on s’intéresse aux mobilisations du secteur de la culture contre l’asphyxie financière et aux manifestations de la jeunesse de Serbie contre la corruption.
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Paru dans CQFD n°239 (mars 2025)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 16.03.2025
Dans CQFD n°239 (mars 2025)
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