Le Havre

Le dernier bar de docker

Jean-Pierre Levaray, qui nous a conté pendant de nombreuses années ses aventures à l’usine, est normand. C’est donc en régional de l’étape qu’il va nous parler du port du Havre et de ses dockers rebelles. Choses vues et entendues.
Photo Jean-Pierre Levaray

Je vais souvent au Havre ces temps-ci parce que c’est une ville que j’ai appris à aimer. Il y a la plage, le port et cette architecture particulière. Il y a aussi un état d’esprit que j’aime bien. Plein de groupes rock sans concession, de rappeurs assez sympathiques et de syndicalistes comme on voudrait en rencontrer plus souvent. Du coup, je coordonne un projet de livre, pour l’Union locale CGT du Havre, sur le Havre populaire et insoumis 1. Ce livre se veut une réponse aux festivités fastueuses que prépare la mairie (de droite) pour les 500 ans de la création de la ville par François Ier.

Je suis donc amené à interviewer des personnalités artistiques et syndicales de la ville. Aujourd’hui, je dois rencontrer Little Bob, figure incontournable et papy du rock. L’endroit qu’il a choisi pour cet entretien, c’est le bar Marie-Louise, quai de Saône. Le dernier bar de dockers du Havre, mais aussi un lieu mythique depuis qu’Aki Kaurismäki y a filmé des scènes pour son film Le Havre, ainsi que Dominique Abel et Fiona Gordon pour Les Fées. Le bar où aurait été filmé Quai des brumes est, lui, définitivement détruit. Quant au Marie-Louise, il risque de fermer très bientôt, Jacquotte, qui le tient depuis tant d’années, veut prendre sa retraite et personne ne semble vouloir lui succéder, au grand dam de Little Bob.

Il faut dire que le quartier se désertifie. Hangars vides, habitations murées en attendant des projets immobiliers. L’immeuble qui abritait la Caisse des congés payés des ouvriers du port tombe en ruine. On n’a plus trop envie d’y traîner le soir même si le quai de Saône est encore fréquenté par quelques promeneurs et pêcheurs du week-end, au pied des habitats en containers qui font cages à lapin.

Je suis pas mal en avance, alors je fais le touriste. En face du bar, sur l’autre rive, le port. Ses grues et portiques, ses hangars gigantesques et ses milliers de containers qui s’empilent comme des tétriminos. Plus loin, d’énormes réservoirs attendent goulûment les tankers chargés de pétrole ou de carburant pour alimenter Paris et les régions Nord et Ouest.

Si le trafic de camions et de bateaux est intense, on ne voit plus grand monde. C’est devenu impersonnel et froid. Où sont les travailleurs du port et les dockers ? « Quand il fallait 1 000 dockers pour un million de containers, il en suffit désormais de trente sur un terminal entièrement automatisé », me disait Laurent, syndicaliste au port.

« On était plus de 1 600 dans les années 1990, puis 1 450 en 2000. Aujourd’hui, on se maintient - uniquement par la lutte - à 1 200 salariés. L’objectif de la réforme de 2008 était de nous descendre à 560 salariés sur le Grand-Port du Havre pour se recentrer sur les métiers d’administration, de gestion. Il ne devait rester que ça. Un peu comme ce qui s’est passé au Port Autonome de Paris : il gère son patrimoine et son domanial, laissant bosser tous les privés. »

En 2008, la loi de coordination interportuaire a été appliquée. Et au niveau de la Seine, les ports de Rouen, Paris et Le Havre sont devenus un regroupement d’intérêt économique. Ce qui entraîne une fusion des trois entités avec mutualisation des services, notamment administratifs. Les rives de la Seine, du Havre à Paris, devront accueillir un seul et même grand port. Les plates-formes logistiques et de réception de containers s’y multiplient ; Le Havre a pourtant perdu sa vocation européenne, même s’il reste le premier port français. 2,5 millions de containers transitent par Le Havre alors que Rotterdam en fait 10 millions.

Une privatisation à marche forcée frappe aussi bien la logistique que la maintenance. Et il s’agit surtout de casser les statuts des travailleurs portuaires et des dockers. Avec un taux de syndicalisation de 80 % pour les premiers et 100 % pour les seconds, ils représentent le pire cauchemar des patrons et de l’administration. D’autant que ces salariés ont développé une culture particulièrement combative : « On a eu de grandes luttes depuis 2008. Et on se bat tous les deux ou trois mois, parce qu’il faut montrer aux patrons qu’on est là. » Laurent ajoute : « On est des combattants, même si certaines organisations ont perdu cet objectif. On reste des syndicats, on n’est pas des partenaires sociaux. On ne sera jamais des partenaires sociaux. »

Évidemment, tous ces travailleurs portuaires se sont retrouvés au printemps 2016 dans les rues contre la loi Travail, aux côtés des salarié.e.s, lycéen.ne.s et autres. «  On a commencé à mordre dès le 9 mars avec un mouvement de 24 heures. Quatorze autres jours de grève ont suivi.  » Il y a eu, au Havre, des mobilisations record dans la rue, des barrages routiers titanesques sur le Pont de Normandie, devant les raffineries, aux entrées de la ville. Un véritable blocage2 de l’économie que les chefs d’entreprises de la région ont modérément apprécié : ils sont allés quémander à la préfecture des mesures pour que cela ne se reproduise plus. Mais essayez de stopper des dockers motivés, ça ne sera pas facile.

En cette période bizarre d’élections, ces luttes semblent lointaines. Les quelques essais de manifs et de blocages de ces derniers mois lancés au Havre n’ont pas été suivis nationalement.

Bon, j’arrête de vous parler du port du Havre. Je vois Little Bob qui arrive, veste en cuir, kéfié, chaussures pointues et cheveux gris en brushing. Il est souriant. Nous nous saluons et entrons chez Marie-Louise, l’interview va commencer et c’est une autre histoire.

Texte et photo Jean-Pierre Levaray

1 Oui, je sais le terme est galvaudé par Mélenchon, mais pour le moment on n’a pas trouvé mieux.

2 Le blocage n’est pas une nouveauté au Havre où les dockers, mais aussi les salarié.e.s de Sidel ou d’autres boîtes l’utilisent régulièrement depuis 2010.

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