Pour en finir (enfin) avec de Gaulle
Le 12e coup d’État de la Ve République
En 1947, huit ans après la fin de la guerre d’Espagne, le général Franco convoque un référendum pour légitimer son pouvoir. Le 6 juillet, dans les bureaux de vote, un guardia civil distribue les bulletins, fusil à la main : « Lequel tu veux ? – Le “oui”, bien sûr ! » Toutes proportions gardées, le 24 avril dernier, pour la 11e élection présidentielle au suffrage universel direct de la Ve République, pas mal d’électeurs avaient eux aussi l’impression de voter le couteau sous la gorge. « Voulez-vous vraiment que les musulmans soient persécutés systématiquement et que les flics soient officiellement autorisés à tirer dans le tas, avec le concours de milices d’extrême droite ? Non ? Vous savez ce qu’il vous reste à faire... » Ça marche à tous les coups. « Moi ou le chaos », « moi ou les chars soviétiques sur les Champs-Élysées », « moi ou le fascisme »… Sous la Constitution de 1958, la clé de bras est le régime commun. Pour gagner la présidentielle et les pouvoirs démesurés qui vont avec, rien de plus simple : le jour J, il suffit de convaincre la population que la fin du monde est proche et que l’autre candidat est un monstre sanguinaire (même quand, en vrai, c’en est un). Pas content ? C’est la Ve République, bébé.
Ce degré zéro de la démocratie est inscrit dans la genèse même des institutions françaises actuelles, nées de la prise du pouvoir par le général de Gaulle en 1958, en pleine guerre d’Algérie. On commence à le savoir : au lieu d’un peuple désemparé implorant le retour de l’homme providentiel, l’épisode évoque plutôt un coup d’État rondement mené. L’historien américain Grey Anderson en a reconstitué les étapes dans son ouvrage La Guerre civile en France1.
Début 1958, l’atmosphère est lourde. Trois ans après l’insurrection du Front de libération nationale (FLN), l’armée française a rétabli l’ordre dans le sang. Mais devant l’opinion internationale, Paris n’en mène pas large. L’armée inquiète : revenus chauffés à blanc de leur branlée en Indochine, ses cadres entendent peser en politique. De plus en plus souvent, la Grande Muette agit dans le dos du gouvernement : en février 1958, elle bombarde le village tunisien de Sakiet-Sidi-Youssef qui accueillait des combattants algériens. À Paris, le gouvernement est renversé le 15 avril – pendant un mois, l’Assemblée nationale lui cherche un successeur. Les gaullistes poussent leurs pions.
Discrètement encouragés par le général de Gaulle depuis sa retraite de Colombey-les-Deux-Églises (Haute-Marne), trois réseaux sont sur la brèche depuis des mois. Aux premiers rangs, une petite clique de fidèles, coordonnée par le sénateur Michel Debré. Du côté de l’armée, le ministre de la Défense Jacques Chaban-Delmas. À Alger, l’envoyé de Chaban-Delmas, Léon Delbecque, fonde un Comité de vigilance composé d’agitateurs d’extrême droite, de criminels et d’anciens collabos. Quand la crise éclate, tout est en place. Le 13 mai, la rumeur circule de la désignation du centriste Pierre Pflimlin, réputé modéré sur l’Algérie, à la tête du gouvernement. C’est l’émeute à Alger : une manifestation monstre prend d’assaut le Gouvernement général, siège des autorités. L’armée laisse faire. Un Comité de salut public est formé, réunissant gaullistes, activistes pieds-noirs et militaires, qui en appelle au général de Gaulle. Le 24 mai, coup de pression, les putschistes débarquent en Corse. Le 27, de Gaulle annonce qu’il daigne ramasser le pouvoir. Le 1er juin, il est élu président du Conseil. En cadeau de bienvenue, il obtient les pleins pouvoirs pour six mois et la révision de la Constitution. La France a évité la guerre civile, mais le coût démocratique est maximal.
La nouvelle Constitution est rédigée en catimini et à la va-vite sous la direction de Debré. Pour ce technocrate, l’efficacité de l’action de l’État doit primer sur la représentation populaire. Son projet est à l’avenant. Contre l’instabilité de la IVe République, le président est mis au centre des institutions, avec deux innovations majeures : la possibilité de dissoudre à discrétion l’Assemblée nationale, et celle de recourir au référendum – comme sous le Second Empire. Le domaine du règlement et du décret, qui ne nécessitent pas de validation parlementaire, est considérablement étendu. L’objectif est clair : contourner les élus du peuple. Pour assurer tout de même au président une majorité confortable, le mode de scrutin est modifié2. Plus inquiétant encore, l’article 16 permet au président, si les circonstances l’exigent, de s’attribuer des pouvoirs d’exception, sans qu’aucune instance ne puisse s’y opposer de façon contraignante3.
Le charisme de de Gaulle emporte le morceau : début septembre, dans un show à l’américaine, il présente lui-même la nouvelle Constitution, qui est largement adoptée par référendum, moins de cinq mois après l’émeute du 13 mai. Autoritaires en elles-mêmes, ses dispositions sont encore aggravées par le contexte de la guerre d’Algérie, qui se prolonge jusqu’au printemps 1962. C’est alors que les institutions de la Ve prennent leur visage définitif – qu’elles ont gardé jusqu’à nos jours.
Élu sous la pression des partisans de l’Algérie française, de Gaulle tourne rapidement casaque. Comme le rappelle l’historien américain Todd Shepard dans son livre essentiel 1962 – Comment l’indépendance algérienne a transformé la France (Payot, 2008), de Gaulle se fait de la France une conception ethnique : pas question pour lui d’ » intégrer » à la nation l’importante minorité musulmane algérienne, à laquelle viennent d’être attribués des droits étendus4. Pour légitimer son virage, il s’adresse régulièrement à la nation et convoque trois référendums en moins de deux ans, à la légalité douteuse et dont le dernier – après une tentative d’assassinat dont il réchappe miraculeusement – prévoit l’élection du président au suffrage universel direct. Tournant le dos à la tradition politique de la France depuis un siècle, le personnage du monarque républicain se met en place, qui ne tire son pouvoir que de la relation personnelle qu’il entretient avec le pays. Ce monarque jouit de ses prérogatives comme le roi de France guérissait les écrouelles : avec l’Algérie, la politique étrangère devient son « domaine réservé », tandis que le premier essai nucléaire français en 1960 dote d’une signification nouvelle l’article 15 de la Constitution, qui définit le président comme « chef des armées », désormais la main sur le « petit bouton rouge ».
En octobre 1962, l’Assemblée nationale tente un baroud d’honneur et renverse le gouvernement. De Gaulle la dissout et obtient l’élection d’une Chambre à sa botte. La boucle est bouclée. Depuis, le président décide ; la haute administration gère ; le Parlement fait de la figuration. Si les députés mouftent, le gouvernement peut dégainer l’article 49.3 de la Constitution et faire adopter une loi sans vote. Seul rempart institutionnel, la possibilité d’une cohabitation s’est vue considérablement réduite avec l’instauration du quinquennat en 2000, qui a jusqu’ici tendu à faire des législatives une simple confirmation de la présidentielle. Pendant ce temps, l’action publique se mène d’en haut, sous la menace d’un état d’urgence de plus en plus permanent. Pour combien de temps ? Après soixante ans de ce régime, les électeurs se lassent du petit jeu consistant à changer de despote tous les cinq ans. Les pistes de réforme sont connues (proportionnelle aux législatives, décentralisation…) mais, si elles doivent être instaurées par la voie légale, ce sera, encore une fois, le fait du Prince…
1 La Guerre civile en France, 1958-1962 – Du coup d’État gaulliste à la fin de l’OAS, La Fabrique, 2018.
2 Dès les premières législatives, ça ne rate pas. Arrivés en tête du premier tour, les communistes ne remportent que 10 des 546 sièges.
3 Selon Guy Carcassonne (La Constitution, Points-Essais, 1995-2019), les garde-fous légaux sont inopérants : le respect du cadre normal relève de la seule bonne volonté démocratique du président.
4 La Constitution de 1958 attribue aux Algériens des droits civiques complets, qui font suite à des investissements massifs et à une ambitieuse politique de discrimination positive. Ces mesures, « sans équivalent dans l’histoire de l’impérialisme occidental » d’après Shepard, arrivent un peu tard, après plus d’un siècle d’oppression et les massacres commis par l’armée française depuis 1945.
Cet article a été publié dans
CQFD n°209 (mai 2022)
Dans ce numéro de mai promettant de continuer à « mordre et tenir », un dossier de douze pages sur le murs tachés de sang de la forteresse Europe, avec incursion au nord de la Serbie. Mais aussi : un retour sur les racines autoritaires de la Ve République, une dissection des dérives anti-syndicalistes de La Poste, un panorama de la psychanalyse version gauchisme, une « putain de chronique » parlant d’amour, un éloge du piratage de France Inter, des figues, des utopies, des envolées…
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Paru dans CQFD n°209 (mai 2022)
Par
Illustré par Clément Buée
Mis en ligne le 06.05.2022
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