Scène libre au village
Lâcher de mots
« Le “Lâcher de mots” vient d’une idée simple. Ou plutôt d’un constat : les espaces d’expression libre ne courent ni les rues ni les campagnes. Et ils ne se trouvent certainement pas dans ces lieux où n’existe que la Culture avec un grand C, soit les théâtres et autres salles subventionnées. Eux proposent du spectacle, le plus souvent élitiste et formaté – ça n’a rien à voir.
Il y a cinq ans, donc, un petit groupe d’habitants du village a eu envie d’autre chose. C’était une petite équipe disparate, regroupant des artistes et des personnes qui ne l’étaient pas, des poètes, chanteurs, danseurs, circassiens. Mais toutes et tous partageaient ce désir d’un espace radicalement neuf. D’un lieu d’expression qui serait totalement libre et ouvert à tout le monde.
Cette idée ne vient pas de nulle part, bien sûr. Elle se place dans l’héritage des “soirées slam-poésie” apparues dans les années 1990 aux États-Unis, et qui se sont depuis diffusées un peu partout dans le monde. Alors, pourquoi pas à Reillanne ? On s’est dit que ce serait une bonne chose que ce mouvement populaire et poétique prenne ses quartiers dans notre “pays”, souvent réduit à ses champs de lavande, à son électorat frontiste et à ses touristes.
Et ça a marché. Le “Lâcher de mots” existe désormais depuis cinq ans, et il est devenu un rendez-vous très populaire. Chaque trimestre, il réunit une centaine de personnes. Des habitants du village, bien entendu. Mais aussi des gens venus de toute la région. Toutes et tous respectent un même principe, qui n’a pas changé depuis les débuts : la scène est ouverte, chacun-e peut présenter ce qu’il veut, à condition de ne pas occuper les planches plus de quelques minutes. En échange, tu as droit à un verre offert par le patron. C’est vrai que ça en motive certains !
Chaque scène libre est singulière – tu n’y vois jamais la même chose. Dans la forme, avec de l’écrit, de la danse, du mime, de la musique, etc. Et sur le fond : certains décident de partager des choses très personnelles, des colères, des passions, d’autres optent pour des reprises de textes plus “classiques”. On passe très vite de l’humour au drame, d’un texte très politique à un poème intime qui n’avait jamais été partagé.
C’est cette diversité qui fait la force du “Lâcher de mots”. Parce qu’il s’agit de proposer aux gens de travailler sur leur peur du jugement. De remettre en cause la légitimité d’une parole réservée à quelques-uns. Bref, de briser ce rôle assigné par la société de pouvoir : être spectateur des choses, ne pas faire de vagues. Pour ma part, je ne revendique nullement la bienveillance – un terme très ambivalent, souvent utilisé pour étouffer les violences sociales, décrédibiliser des polémiques de fond ou des discours politiques jugés trop “radicaux”.
Je dirais même qu’on s’approche parfois de la “joute verbale”. C’est-à-dire qu’il existe une certaine rivalité, proche de celle qui avait cours entre les participants des tournois du Moyen Âge et qu’on retrouve aujourd’hui, sous une forme nouvelle, dans le rap, le slam ou le reggae. Ce n’est pas une concurrence au sens libéral du terme, mais la ritualisation d’une forme de “compétition” (avec des guillemets) imprégnant les relations humaines. Un peu comme dans un jeu de société : tes ami.e.s sont tes alliés ou tes adversaires, le temps d’une partie. Ça crée du piment dans les soirées, ça dynamise l’ambiance.
Je suis convaincu que ces moments de “slam-poésie” n’ont rien d’anecdotique. Ils répondent à un besoin d’expression et de partage dans une époque qui mise sur l’oppression, la censure et la division. Et ils permettent de faire naître un espace de sociabilité concret et sans médiation virtuelle, où se lit une histoire commune qui va laisser des traces au-delà d’une soirée dans un bistrot. C’est précisément là que la geste poétique rejoint la geste politique.
Cela explique sans doute que le principe du “Lâcher de mots”, et son état d’esprit, se diffuse ailleurs, qu’il rebondisse et prenne racine dans d’autres villes. À Marseille, par exemple : chaque mois, l’Équitable Café en organise un. Ou à Bruxelles aussi, avec le bar de La Vieille Chechette. Il nous reste maintenant à tisser davantage de liens entre les différentes scènes libres. Car si elles sont fondées sur un même principe, elles ne se connaissent pas forcément. Elles auraient pourtant tout intérêt à s’enrichir de leurs différences – et il y en a ! J’ai ainsi eu l’impression d’assister à plus d’expressions de hargne ou de colère et d’entendre plus de témoignages de violences de genre ou de racisme à la ville qu’à la campagne. D’où la nécessité de croiser les regards, de provoquer les rencontres, de bousculer les évidences. C’est fait pour ça, une scène libre ! »
Cet article a été publié dans
CQFD n°156 (juillet-août 2017)
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Paru dans CQFD n°156 (juillet-août 2017)
Par ,
Illustré par Jo Vervoort
Mis en ligne le 05.02.2020
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