La terre rend libre

La culture de la terre nourricière et la civilisation rurale ont gardé une image plutôt marquée ultra-réac. Avec Barrès, et sa terre-patrie fertilisée par les poilus de 1914-1918, ou Maurras et sa pelouse sanctifiée par le sang des martyrs aristocrates de la Révolution française, jusqu’à Pétain, sans compter le lobbying de la FNSEA en faveur de l’agriculture industrielle, la cambrousse aurait quelques raisons de nous flanquer la nausée. Cependant, il existe une autre filiation historique, carrément éclipsée par l’industrialisation et le mouvement ouvrier : l’allégorie du jardin d’Éden et les expériences de communautés villageoises de paysans libres – effleurées en France au XVIe et XVIIe siècles, puis au XIXe siècle en Russie avec le mir ou dans la zadruga slave –, ou, plus communément, le rêve d’une vie rurale harmonieuse où le paysage est modelé par des ploucs associés. Tout cela a aussi nourri les imaginaires révolutionnaires, notamment dans l’Ukraine de Makhno et l’Espagne en 1936. Aujourd’hui, c’est dans nos « mégalo-monstres » métropolitains que pourraient s’immiscer de douces guérillas potagères.

En Europe, l’irruption de la main verte au sein des villes passe par les jardins ouvriers à la fin du xixe siècle. Ce sont les chantres du catholicisme social puis les militants du Front populaire qui ont essaimé l’expérience de la parcelle individuelle destinée à améliorer l’ordinaire du prolo et, par la même occasion, son autonomie face aux forces prédatrices du marché. Dans les années 1950, on ne compte pas moins de 300 000 jardins ouvriers en France, gérés par des associations loi 1901, sur un principe de mixité sociale et avec l’interdiction absolue de tout usage commercial. En 1952, ils prennent le nom de jardins familiaux. Même si l’extension tentaculaire des périphéries urbaines et la spéculation immobilière les ont depuis considérablement digérés, ils pourraient revenir plus gaillardement que jamais à la faveur de la crise.

Dans le nouveau monde, à la fin des années 1960, les Diggers de San Francisco ne s’y sont pas trompés, ils ont repris l’héritage des communistes agraires anglais du xviie siècle se battant contre la mainmise des grands propriétaires terriens sur les terres collectives. Leurs activités n’avaient qu’en partie à voir avec celles de gentils cultivateurs urbains donnant à manger des légumes sains aux pauvres puisqu’ils chapardaient une bonne part des produits qu’ils offraient en partage.

Puis au début des années 1970, Liz Christy lance les Green Guerillas dans le Lower East Side à New York. Avec ses bombes à graines lancées au-dessus des grillages, elle végétalise sauvagement les terrains vagues et autres friches pour le plus grand bonheur des camés (ça détourne l’attention des flics) et des autorités municipales (ça revigore un quartier tout pourri). Avec très peu de moyens et beaucoup d’énergie, le premier jardin devient un espace de rencontres et d’expérimentations en tout genre. Ainsi naissent les community gardens, près de 1 000 aujourd’hui dans la seule Big Apple, qui produisent quelques dizaines de tonnes de légumes écoulés sur les marchés. Ici aussi, le binage est un prétexte pour nouer des liens sociaux, « communautaires » disent les Ricains, « conviviaux » disent les bobos d’ici. Mais la spéculation immobilière veille, avec la complicité de la mairie qui ne peut laisser des espaces vacants, si socialement utiles soient-ils, et ce sont des dizaines de ces jardins qui sont détruits chaque année.

Cette tendance au jardin partagé ou collectif constitue- t-elle une alternative à la Grande Catastrophe ? À Detroit, Motor City, ancienne capitale de l’automobile made in America, le tiers de la ville est aujourd’hui convoité non par des promoteurs immobiliers mais par des associations développant l’agriculture urbaine. En pleine crise, collectifs et individus tentent de récupérer les milliers de terrains inoccupés pour bêcher quelques dizaines de dollars. Sous l’œil envieux de financiers et de politiques dûment avertis.

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