Tout compte fait, Dieudo n’aura eu besoin de personne pour s’enfoncer dans son enfermement mental d’antisémite obsessionnel. Depuis 2004, il a eu néanmoins recours aux services de quelques éminences grises, refoulées hors du débat public, qui l’ont aiguillé vers l’irrémédiable : Serge Thion, ancien militant anticolonialiste passé à l’écurie négationniste [2], puis Robert Faurisson lui-même que Dieudonné fit monter sur scène et jouer dans ses sketches ; et bien sûr son mentor : Alain Soral, ancien ramasse-miettes des plateaux télé et écrivain ambitionnant le statut d’intellectuel, devenu gourou du site Égalité et réconciliation, qui, se réclamant de la « droite des valeurs et de la gauche du travail », n’en oublie pas moins sa particule pour animer des conférences de l’Action française. Ultime mauvaise fréquentation, cet été, Dieudo a pu pactiser avec Serge Ayoub, chef des nationalistes révolutionnaires, autour du cadavre de Clément Méric en concluant, rictus aux lèvres : « Nous avons un même ennemi. » Même pour des admirateurs un peu myopes, il est devenu impossible de ne pas constater que, sur la photo de famille, il n’y a que des fachos, des conspis et autres amoureux de régimes autoritaires – la Libye de feu-Khadafi, la Syrie de Bachar (dont l’ex-gudard Frédéric Chatillon est l’ambassadeur officieux) ou la Russie de Poutine [3]…
De façon incompréhensible, Dieudonné passe encore parfois chez certains pour un militant antiraciste, un justicier de la traite négrière, un défenseur de la cause palestinienne… Illusion calamiteuse propre à notre époque de confusion, où la critique sociale se voit souvent réduite à un discours binaire anti-impérialiste, contre l’oligarchie financière mondialiste, discours simplifié et dévoyé à son tour par Dieudo et consorts sous l’appellation d’« antisionisme ». Il s’agit en l’espèce du recyclage pur et simple des vieilles obsessions du complot judéo-maçonnique, sataniste et pédophile sur les bords. Malgré le tour de passe-passe consistant à faire passer pour révolutionnaire une pensée paranoïaque et réactionnaire, il n’y a aucun mystère sur cette filiation idéologique, comme en atteste la propagande diffusée par les éditions Kontre-kulture de Soral : Ils sont bien les héritiers de l’abbé Barruel, d’Édouard Drumont et d’Henry Coston [4].
Pour prendre la mesure de la duplicité de Dieudonné, il faut visionner son intervention sur la chaîne francophone iranienne Sahar TV en 2011, où il évoque pieusement Ahmadinejad, le prophète Mohammed, l’exemplarité de la révolution iranienne, le Christ « prophète de l’Islam », le « Malin » (=le sionisme) et déplore qu’en Occident « la religion [ait été] remplacée par les valeurs du sionisme » sous l’influence notamment des manuels scolaires puisque « Fernand Nathan était un sioniste (sic) » ! Cet examen de passage, où l’on sent le « combattant de l’humour » – comme il se nomme lui-même – légèrement tendu et confus, s’inscrivait dans un contexte de recherche de financements pour ses films. Car, faute d’être financé par Babylone, Hollywood ou Jérusalem, le métier d’artiste est âpre sans pognon, il lui fallait donc en chercher à Téhéran, chez les meilleurs ennemis de ses ennemis. Soral lui-même, à force de s’étaler sur le web, a involontairement contribué à faire enfler le bruit d’une subvention iranienne de trois millions d’euros perçue par la liste antisioniste lors des élections de 2009, que d’anciens colistiers lui reprochent aujourd’hui d’avoir tout simplement détournée [5].
Mais si l’ambiguïté sur le personnage persiste, cela est surtout dû à sa capacité, reliquat d’un savoir-faire de saltimbanque et de vedettariat, à mettre les ricaneurs de son côté. Pointer le doigt en l’air en plissant les yeux (« Au-dessus c’est le soleil ! ») ou faire le geste de la quenelle suffit à faire croire à son fan-club – constitué de quantité de nerds, d’authentiques nazebroques, mais aussi d’un public arabe et noir [6] qui pense voir en Dieudonné et Soral des alliés antiracistes, là où il n’a que des rabatteurs pour le Front national – que s’accomplit un geste séditieux.
À l’heure où Dieudonné s’apprête à faire crouler de rire les zéniths de France, des avalanches de quenelles déferlent sur le Net. On peut croire que pour beaucoup, il ne s’agisse jusque là que d’une forme de pied-de-nez potache sans réel sous-entendu : on « glisse » des quenelles sur Facebook entre collègues de bureau, dans les vestiaires du commissariat, en patrouille de chasseurs-alpins devant une synagogue, chez les sportifs de haut niveau (Yannick Noah, Teddy Riner, Tony Parker), même chez les jeunes Umpistes ou en posant avec une vedette politique tout en faisant le geste à son insu pour se moquer d’elle. Pour d’autres en revanche, c’est un geste chargé d’un message authentique contre l’oligarchie, comme le chante une certaine Mérée Drante sur l’air de La Bohème de Charles Aznavour : « Se payer des élites, plus elles sont connues, plus les bras sont tendus […] On n’a plus peur de rien du tout. » Surtout pas de la honte ni du ridicule…
Le rappeur « muslim » Médine est une des récentes « vedettes » en date à s’être livré à cette pitrerie sur sa page Facebook. Suivi de près par le suprématiste blanc norvégien Varg Vikernes le jour de sa comparution au tribunal de grande instance (TGI) de Paris. Peu avant, Gollnish et Jean-Marie Le Pen, hilares, mimaient ce geste « antisystème » à Strasbourg aux côtés de jeunes « issus de la diversité ». Une belle brochette de rigolos, en vérité ! De même, cela ne gêne pas nos apprentis dissidents de voir Soral déblatérer ses commentaires politiques sur Youtube vêtu d’un polo de l’administration pénitentiaire, de la police ou du Raid que lui ont envoyé ses admirateurs au sein des corps coercitifs ; de même quand Dieudonné, sûr de ses soutiens dans l’armée et la police, en appelle – pour rire bien sûr – à l’éventualité d’une « révolution par la quenelle », il reproduit dans la farce le vieux rêve des fanatiques de l’ordre, à savoir renverser martialement la démocratie décadente.
Photo de famille datant de 2006 où l’on peut reconnaître entre autres : Alain Soral, Bruno Gollnish, Dominique Joly et Frédéric Chatillon (deux anciens du GUD), Jany Le Pen et Dieudonné. (Sources : reflexes.samizdat)
Dernier fait d’arme, lors de l’audience du 17 octobre du TGI de Paris, où le « combattant de l’humour » se voit poursuivi par la Licra (étonnant, non ?) pour sa subtile chanson « potache », « Shoah ananas », une centaine de ses partisans entonnent une Marseillaise tonitruante face à une poignée d’excités de la Ligue de défense juive, groupuscule sioniste d’extrême droite violent, rebaptisé par Dieudonné sur son site « ligue des forces d’occupation ». Chapeau bas et garde-à-vous !
Au final, ce qu’il y a d’affligeant et de nuisible dans le cas Dieudonné, ce n’est pas tant qu’il soit devenu ce qu’il est, mais le fait que sa posture de comique maudit, assez lucrative par ailleurs [7], puisse passer pour une révolte dissidente contre l’organisation actuelle du monde alors qu’il ne contribue qu’à la renforcer par le discrédit antisémite. :-[