Radios libres — Rencontre avec l’équipe de « L’Actu des luttes »
« La radio est un moyen d’aller contre le cadre imposé »
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Nadia : « J’ai intégré FPP en 1985, via les émissions anti-carcérales “Parloir Libre” puis “L’Envolée”. À la base, je ne connaissais pas du tout l’univers de la radio. Il m’a d’ailleurs fallu un certain temps avant de me sentir à l’aise — parler dans un micro me faisait flipper… Je n’avais pas le choix : la radio était indispensable à notre boulot autour de la prison. C’est un outil qui permet de relayer les courriers et appels à mobilisation. Et d’entretenir un dialogue permanent avec les prisonniers en lutte. Je me suis donc familiarisée avec cet outil. Et pendant vingt ans, j’ai réalisé des émissions anti-carcérales hebdomadaires.
J’ai aussi vécu une expérience radio particulière lors du mouvement de 1995 contre le plan Juppé. Beaucoup d’animateurs étaient absents à cause de la grève des transports. Et il y avait des plages libres à remplir. J’ai donc commencé à me rendre sur les lieux de luttes et d’occupations, pour prendre du son. Ça me semblait essentiel de réaliser des émissions quotidiennes sur l’état du mouvement. Notamment pour contrer les mensonges des médias dominants. Tous les midis, pendant un mois, on a ainsi effectué à la radio un état des lieux - on demandait aux gens combien ils étaient, comment ça se passait, etc.
C’est cette expérience qui m’a donné envie de lancer en 2009 une émission quotidienne sur FPP, le midi. Soit une heure (enfin, une heure et demie à l’époque) sur les luttes sociales en cours. Je tenais à cette idée d’un rendez-vous permettant aux gens de s’exprimer librement. De se rendre compte qu’ils sont moteur et sujet de la lutte. Et de combattre la désinformation — si on critique les médias classiques, il faut se mettre en capacité de créer d’autres outils. »
Joël : « De mon côté, j’ai découvert FPP comme auditeur dans les années 2000 — je farfouillais sur la bande FM et je suis tombé sur cette radio ne ressemblant à aucune autre. J’en suis devenu un auditeur régulier, avant de sauter le pas en passant un coup de fil pour intervenir à l’antenne, dans le cadre d’une émission sur les médias libres. L’engrenage... J’ai appelé de plus en plus souvent, et on m’a proposé de participer. J’étais réticent, arguant que je n’avais jamais fait de radio, mais j’ai finalement intégré l’émission. J’ai ensuite rejoint celle de “L’Actu des luttes’’ en 2010. Je venais de me retrouver au chômage, j’avais le temps de m’investir. Et de me former peu à peu.
Il faut dire que je partais de loin. Pendant 23 ans, j’avais été ouvrier dans la métallurgie. Et boum, voilà que je me retrouvais devant un micro ! Heureusement, les radios libres restent un espace où s’opère une vraie transmission des savoirs. J’étais d’autant plus heureux de me perfectionner que je me reconnaissais dans l’absence de spécialisation de l’émission. On y aborde plein de domaines, de mondes différents, sans se restreindre à un thème précis. »
Nadia : « C’est une manière de montrer que tout est lié. Nous sommes convaincus que la question de la recomposition de la classe exploitée est multiforme : il faut aborder à la fois les questions de racisme, de sexisme, d’exploitation du travail, de mal-logement, de répression… Autant de sujets résultants d’un même système politique et économique. “L’intérêt de L’Actu des luttes’’ est justement de trouver des liens entre toutes ces résistances. »
Madeleine : « De mon côté, j’ai rejoint l’émission il y a quatre ans. Je fais partie de la génération venue à la politique en 2005, avec les révoltes de banlieue puis le mouvement contre le CPE. Je m’y suis investie, j’ai participé à des collectifs. Et j’ai pris conscience que j’avais des choses à dire - les combats sociaux amènent souvent à prendre la parole. À 18 ans, j’ai ainsi rejoint la bande de “Au fond près du Radiateur”, une émission hebdomadaire de jeunesse diffusée sur FPP. Pendant cinq ans, j’y ai appris à faire du reportage, du montage, à traiter de sujets de manière rigoureuse tout en assumant ma subjectivité. J’y ai pris goût — aussi — à la rencontre et au micro. Puis j’ai intégré “L’Actu des luttes’’.
Cette émission me parle parce qu’il s’agit de produire des reportages reflétant la réalité, qu’elle nous plaise ou non. Indispensable pour que des gens très différents puissent se réapproprier son contenu : il faut dire la complexité du réel. Et faire preuve de curiosité, se questionner. C’est d’ailleurs dans l’ADN des radios libres, qui constituent des espaces où tu peux tirer le fil de tes interrogations sur le processus de production auquel tu participes. Certes, tu t’y casses parfois les dents. Mais tu essayes — que ça marche ou non n’est pas essentiel. »
« Lors des reportages, les gens nous parlent avec leurs tripes. Il y a de la colère, comme dans beaucoup de luttes. »
Nadia : « Il s’agit d’un espace de construction de la pensée, qui part d’une base très pragmatique : tout le monde a quelque chose à dire sur sa vie, ses espoirs, ses rêves. C’est moins évident par écrit, il faut maîtriser les codes. Au micro de FPP, on peut se permettre de prendre le temps. D’hésiter, de bafouiller. L’émotion et la subjectivité ne sont jamais loin. Ça résonne chez l’auditeur, qui peut se reconnaître et donc se questionner. »
Joël : « Pour nous, c’est aussi l’occasion de belles rencontres. Grâce à l’émission, j’ai croisé le chemin de gens à qui je n’aurais sans doute jamais parlé autrement. Les femmes de chambre en lutte, par exemple. Ou les salariés en grève d’Air France. Ou encore les gens investis à Notre-Dame-des-Landes. »
Madeleine : « C’est pour ça que réaliser cette émission nous fait du bien. Littéralement. Grâce aux rencontres, comme le souligne Joël : dans ce monde fait pour qu’on ne se croise pas, la radio est un moyen d’aller contre le cadre imposé. Mais aussi parce qu’on se sent force de proposition, qu’on a une petite influence sur le cours des choses. Ça nous permet de nous sentir plus libres — une condition indispensable pour s’investir autant. »
Nadia : « L’autre condition, c’est de partager au quotidien le même désir de transformation du monde. Il traverse nos vies. D’où une double casquette pas toujours facile à gérer : nous sommes à la fois investis dans les luttes et chargés de produire de l’info sur celles-ci. Il y a un équilibre à trouver. Reste que le socle de notre démarche ne change pas : donner à entendre des discours qui nous touchent et nous passionnent. Les faire partager. »
Joël : « Lors des reportages, les gens nous parlent avec leurs tripes. Il y a de la colère, comme dans beaucoup de luttes. À l’inverse, quand ils viennent en studio, ils ont le temps de camper la situation. Parce qu’on leur accorde une heure, pas juste cinq minutes. Ce sont deux aspects complémentaires. D’un côté, l’urgence de la parole dans une lutte. De l’autre, le temps qu’on se donne pour en parler posément en studio. »
Madeleine : « C’est d’autant plus important que nos invités n’ont pas forcément l’habitude de prendre la parole en public. S’ils franchissent le pas, c’est parce qu’ils sont entourés et qu’on les met à l’aise. C’est ainsi que la radio libre réalise sa promesse de porter des voix différentes qui réfléchissent ensemble. »
Nadia : « En fait, on a de la chance. Le principe de notre émission, c’est d’aller rencontrer des gens qui se battent, qui sont en mouvement. Ça file la pêche. »
Madeleine : « Pour autant, ce n’est pas toujours simple. Réaliser pendant des années une quotidienne, dans des conditions aussi précaires, ça fatigue. C’est un taf de fou. Une bataille permanente, qui demande de la force. Et cette force, c’est la radio qui nous la fournit. »
Nadia : « Il y a aujourd’hui beaucoup de gens qui lisent et théorisent. Mais qui sont aussi un peu coupés de la réalité. Nous, on s’appuie sur le postulat inverse : pour transformer l’ordre des choses, il faut partir de la réalité. Faire le point sur l’état des forces. Quels sont les moyens de lutte ? Comment l’emporter ? Ce sont les gens à qui on tend le micro qui en parlent. En toute liberté, sans qu’on leur fasse la leçon. »
Joël : « Ça fonctionne aussi parce que nous ne sommes pas déconnectés de la société. On n’a pas fait d’école de journalisme, on est issus de quartiers populaires, on y vit. Et on sait ce qui se passe à côté de chez nous. On est acteurs de ce quotidien, même si on ne vient pas des mêmes horizons — Nadia a par exemple arrêté les cours en terminale, tandis que Madeleine est étudiante en philo. »
Nadia : « C’est l’une des forces des radios libres que de réunir des gens très différents. Et c’est pour cette raison qu’elles constituent des espaces d’expression indispensables, à préserver et à défendre. Surtout en ce moment, alors que les coups de boutoir à leur encontre se multiplient. FPP se retrouve ici en première ligne : l’existence de la radio est menacée, à cause de la fin des contrats aidés et de la baisse des financements publics.
Il y a quelques mois, la radio fonctionnait encore avec cinq emplois aidés, chargés notamment de l’administratif, de l’agenda, du suivi de la programmation. Il n’y en a désormais plus que deux. Et il n’en restera qu’un en décembre. Table rase. Ce qui désorganise forcément la radio. D’autant que l’oukase est tombé sans préavis. Pas moyen de s’y préparer. Et de trouver les moyens d’une autre autonomie. »
« À longueur d’émissions, on parle d’auto-organisation, d’indépendance. Mais on se retrouve finalement en butte à des contradictions ressemblant à celles du monde marchand »
Madeleine : « On porte certainement une responsabilité sur ce point — comme tous les participants de la radio. Nous aurions dû nous demander plus tôt comment ne pas trop dépendre d’un État qui ne veut pas de nous. On subirait moins la situation actuelle si on n’était pas totalement financés par des subsides étatiques, ceux du Fonds du soutien à l’expression radiophonique et ceux, indirects, des emplois aidés. »
Nadia : « FPP se trouve ainsi à la croisée des chemins. Une réorganisation s’impose, qui ne pourra pas faire l’impasse d’une réflexion sur la démocratie interne. C’est que la radio est tenue par un Conseil d’administration, dont les membres sont nommés à vie et cooptés. Pour une raison a priori tout à fait défendable : préserver l’outil d’éventuels risques d’entrisme, de manipulation politique. Résultat : les animateurs ne sont pas impliqués dans son fonctionnement. Ils se contentent souvent de faire leur émission sans s’investir dans la vie de FPP. L’existence des contrats aidés a contribué à empirer cet état de fait, puisqu’il y avait des salariés pour se fader les tâches chiantes mais essentielles à l’existence de la radio. »
Joël : « Alors que sont les 300 animateurs et animatrices de FPP qui font réellement vivre la radio. Cette force n’est pas assez prise en compte. Elle devrait avoir davantage son mot à dire. »
Nadia : « Cela prouve aussi qu’autogérer des structures collectives reste un défi permanent. C’est parfois un peu déprimant. À longueur d’émissions, on parle d’auto-organisation, d’indépendance. Mais on se retrouve finalement en butte à des contradictions ressemblant à celles du monde marchand.
On n’a parfois pas le choix. Par exemple, pour le loyer du local : impossible de louer à Paris un endroit vaste et chaleureux, où les animateurs auraient envie de squatter. On n’en a pas les moyens. Pareil pour les emplois : on ne peut pas régler de vrais salaires. C’est ainsi que le champ des possibles se restreint peu à peu. D’où une tendance au repli sur soi, quand il faudrait au contraire faire preuve de plus d’ouverture dans le fonctionnement pour surmonter la crise.
Notre survie passe aussi par davantage de liens entre toutes les radios qui produisent autre chose que du commercial, refusent la publicité et partagent une affinité associative, voire politique. Pour mettre en commun nos pratiques. Et pour nous battre ensemble. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°160 (décembre 2017)
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Paru dans CQFD n°160 (décembre 2017)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Emilie Seto
Mis en ligne le 21.01.2019
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