Lu dans {Novaïa Gazeta}
La langue de la protestation
Le matin du 10 septembre 2019, le chercheur et militant oudmourte Albert Razine s’immole par le feu devant le siège du gouvernement de l’Oudmourtie, à Ijevsk (à 1 200 km à l’est de Moscou). Sur la pancarte qu’il tient à la main, cette phrase du poète Rassoul Gamzatov : « Si ma langue disparaît demain, je suis prêt à mourir aujourd’hui. » […]
Car les autorités russes affichent leur hostilité sans équivoque envers les 155 langues minoritaires actuellement parlées en Russie, dont à peine plus de la moitié (81) sont enseignées. En 2018, malgré les protestations des linguistes et des profs, l’enseignement de la langue locale a été rendu facultatif dans les 21 républiques [régions autonomes] de Russie. […] Résultat : même des langues autrefois solides commencent à souffrir. Au Tatarstan, 8 élèves ont passé le bac en tatar cette année. Dans la Bachkirie voisine, 20 % seulement des enfants suivent l’école dans leur bachkir natal, un chiffre en baisse constante. Dans la république des Komis, seuls 1 500 écoliers étudient en langue locale – quatre fois moins qu’il y a dix ans. La proportion d’élèves étudiant en tchouvache a presque diminué de moitié entre 2017 et 2021. La russification bat également son plein dans les territoires ukrainiens occupés, où l’étude de l’ukrainien est devenue facultative. […]
Les groupes indigènes et minoritaires se meurent : d’après le média indépendant iStories, les deux tiers d’entre eux ont vu leur population décliner dans les dix dernières années. Ils n’en ont pas moins été les plus durement touchés par la mobilisation dans l’armée : selon le sociologue Alexeï Bessoudnov, la proportion des mobilisés est plus élevée parmi les minorités que chez les Russes, tandis que les non-Russes ont cinq fois plus de chances de mourir à la guerre. Chez les Oudihés, qui ne sont pourtant plus que 1 500 dans l’Extrême-Orient russe, certains villages ont vu l’incorporation de tous les jeunes hommes. Mais la guerre et la mobilisation sont aussi l’occasion d’un sursaut de résistance linguistique.
Dans une interview pour The New Statesman, l’artiste tchouvache Polina Ossipova évoquait l’an dernier son choix d’écrire des pièces anti-guerre dans sa langue maternelle : « Le tchouvache est plus libre que le russe. » Choquée par les photos des victimes du massacre de Boutcha, explique-t-elle, elle n’a pas trouvé de mots en russe pour exprimer son émotion. « Je crois que, quand on dit “Non à la guerre” dans sa langue maternelle, les mots prennent plus de sens. […] » L’activisme linguistique en Russie n’est pas né avec la guerre ; mais l’invasion de l’Ukraine lui a donné un souffle neuf. C’est dans leur langue que les militants s’élèvent contre la guerre, dans l’espoir – parfois vain – de contourner les restrictions pesant sur la liberté d’expression. L’artiste bouriato-chinoise Youmjana Soui, installée en Mongolie, réalise des œuvres anti-guerre dans son bouriate natal. « Les Bouriates vont ouvrir les yeux. La Bouriatie est assez petite ; les gens se connaissent. Lorsqu’ils comprendront que leurs amis, leurs frères, leurs neveux et leurs connaissances ont servi de chair à canon, quelque chose changera dans leur esprit », affirme Sui. […] La défense des voix minoritaires devient peu à peu la langue même de la protestation.
Cet article a été publié dans
CQFD n°226 (janvier 2024)
Dans ce numéro de janvier, on essaie de ne pas se laisser asphyxier par l’info. Au programme, on décortique l’antisémitisme à gauche et on tend l’oreille vers la réception de la guerre en Palestine aux Etats-Unis. On fait le point sur le mal-logement qui grimpe, mais on parle aussi des luttes locales pour reconquérir l’urbanisme et nos villes et on se balade au Salon des minéraux, un exemplaire de Barge dans la poche.
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Paru dans CQFD n°226 (janvier 2024)
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Mis en ligne le 19.01.2024
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