Traversées de la Méditerranée
La crise sanitaire, prétexte pour ne plus secourir les exilé·es en mer
Entre le 5 et le 11 avril, plus de 1 000 personnes ont tenté de fuir la Libye par la mer. Pour celles et ceux qui s’entassent sur des esquifs surchargés, l’Europe est encore loin. Il faut plusieurs jours pour atteindre Malte ou Lampedusa (Italie), à quelque 300 km des côtes libyennes. Une traversée extrêmement dangereuse : en 2019, près de 10 % des personnes qui l’ont tentée seraient décédées ou portées disparues1. Beaucoup sont également interceptées par les « gardes-côtes » libyens, aux méthodes violentes et mafieuses.
Malgré les risques, les départs s’enchaînent en ce début de week-end de Pâques. Le 10 avril, un bateau contacte Alarm Phone (AP)2 : il n’a plus d’essence et dérive. Puisqu’il se trouve dans les eaux maltaises, AP informe immédiatement les forces armées, tenues de lui prêter assistance. Pourtant, malgré la présence d’un hélicoptère militaire sur place, les heures filent, et toujours aucune trace des secours. Tandis que la météo se détériore, l’état des passagers se dégrade. Au bout de quatre jours passés en mer, ils souffrent de déshydratation et certains sont inconscients. « Nous ne savons pas s’ils sont vivants ou morts », disent les personnes à bord. « Le bateau a perdu tellement d’air, l’eau rentre à l’intérieur mais nous n’avons plus la force de l’enlever. Nous sommes proches de la mort. » Sans réaction des autorités, c’est finalement l’Aita Mari, bateau de l’ONG espagnole SMH, qui se déroutera pour leur porter assistance.
Que les secours maltais mettent du temps à intervenir n’est une découverte pour personne. D’après Times of Malta, principal quotidien de l’île : « C’est un secret de Polichinelle que les forces armées maltaises ont reçu l’ordre d’adopter des tactiques dilatoires lorsque des migrants sont repérés en mer, dans l’espoir qu’ils atterrissent en Italie ou soient renvoyés de force dans un pays qu’ils fuient. » D’après AP, on assiste à une normalisation de ces pratiques de non-assistance, voire de sabotage. Dans un enregistrement partagé avec le New York Times (09/04/2020), un homme raconte : « Les militaires sont venus et ont coupé le câble du moteur. L’armée maltaise a dit : “Je vous laisse mourir dans l’eau. Personne ne viendra à Malte.” »
Effectivement. Le 11 avril, AP est contacté par un autre bateau en détresse et exhorte les autorités maltaises et italiennes à intervenir, sans résultat. Alors que le contact est perdu avec les passagers épuisés s’apprêtant à passer leur cinquième nuit en mer, Malte finit par envoyer des avions de recherche et à appeler les bateaux proches à prêter assistance à l’embarcation. Puis plus rien. Deux jours plus tard, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) annonce le débarquement à Tripoli de migrants ayant été interceptés dans les eaux maltaises par un navire marchand. Aux côtés des 51 survivants, 5 cadavres. Ce qui s’est passé, les rescapés l’ont raconté à AP. Dans la nuit, alors qu’ils étaient survolés par un avion, un cargo a stoppé près d’eux, avant de s’éloigner. Trois personnes ont alors tenté de nager jusqu’à lui et se sont noyées. Quatre autres se seraient jetées à la mer par désespoir. Peu de temps après, un autre bateau sorti de nulle part les a pris à bord. Pendant le voyage, cinq personnes sont mortes de soif.
Mise en accusation, Malte se défend de toute négligence et assure avoir coordonné une opération de secours dès l’arrivée du bateau dans sa zone de recherche. La chronologie des faits établie par AP3 démontre qu’elle a au contraire sciemment refusé de secourir les personnes en détresse et orchestré leur refoulement illégal vers la Libye. Bilan de cette opération criminelle : douze morts. Et les survivants renvoyés en centres de détention, entre bombardements et traitements inhumains.
Pour Alarm Phone, Malte et l’Union européenne sont responsables de ce carnage et utilisent la pandémie comme prétexte pour ne pas intervenir : les États présents en Méditerranée centrale ont annoncé suspendre leurs opérations de secours pour raison sanitaire. Cela faisait déjà plusieurs mois que la plupart des sauvetages étaient effectués par des navires humanitaires ; fin avril, ces derniers ont tous fini par se retrouver bloqués au port, en quarantaine. Pour le moment, il n’y a plus personne pour porter assistance aux embarcations en détresse.
1 Chiffres OIM et UNHCR. Il ne s’agit que d’une estimation, nombre de naufrages restant invisibles.
2 Alarm Phone propose une assistance téléphonique aux personnes en détresse en Méditerranée. Lire « En mer Égée : “Le bateau a un trou mais les gardes-côtes ne nous aident pas” », CQFD n° 186 (avril 2020).
3 « Douze décès et un refoulement secret vers la Libye », Alarmphone.org (17/04/2020).
Cet article a été publié dans
CQFD n°187 (mai 2020)
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Paru dans CQFD n°187 (mai 2020)
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Dans la rubrique Histoires de saute-frontières
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Illustré par Mortimer
Mis en ligne le 18.05.2020
Dans CQFD n°187 (mai 2020)
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