Aïe tech # 11
L’intelligence artificielle, cette assistée
C’est fou, il n’y en a plus que pour elle. Elle, dont le chiffre d’affaires mondial se calcule en milliards d’euros. Elle qui va mettre au chômage la terre entière. Elle, pour qui Macron a récemment promis un « effort sans précédent » d’investissement. Elle qui révolutionnerait déjà de manière inouïe la médecine ou les marchés financiers. L’IA, la sainte IA, la crainte IA, qui bientôt nous gouvernera tous, quand, selon un poème de Richard Brautigan, nous serons « libres de tout travail […], sous le regard de machines pleines d’amour et de grâce ».
Libres de tout travail. C’est depuis longtemps le baratin des entrepreneurs de la tech’. Lors de mon passage dans la Silicon Valley, en 20151, les empaffés bossant chez Google & Co. n’avaient que cette rhétorique à la bouche, professant œuvrer à « un monde meilleur » où le labeur sale de type Germinal n’existerait plus. Double mensonge. D’abord, parce qu’il n’y a pas que des ingénieurs et des cadres au sein de ces entreprises, mais aussi des employés sous-payés, en cuisine ou au balai. Ensuite, parce que la digitalisation du monde repose essentiellement sur une main-d’œuvre bon marché corvéable à merci, des usines chinoises d’Apple à l’extraction du coltan au Congo.
C’est le même procédé discursif qui est appliqué à l’IA. Un tour de passe-passe pleinement révélé dans une enquête du sociologue Antonio Casilli, En attendant les robots – Enquête sur le travail du clic (Seuil, 2021). Il y mentionne une start-up française vendant à ses clients des solutions basées sur l’IA, alors même que le travail est en réalité opéré à Madagascar par des petites mains. Un mensonge généralisé : « Notre imaginaire technologique peuplé de scientifiques en blouse blanche, de venture capitalists en blazer et jean et d’équipement high-tech fait l’impasse sur de nombreuses autres personnes travaillant depuis d’autres endroits […] et dans des tenues beaucoup plus variées. C’est souvent le cas avec le numérique : pour chaque col blanc, il existe des millions de cols bleus. »
Aussi triomphante qu’elle soit, l’IA ne peut se passer d’une part de non artificiel. Ce que montre bien une récente enquête de Basta2, qui donne la parole à ce nouveau lumpenproletariat bossant sur des plateformes dédiées au travail du clic, pour Microsoft ou Amazon. Un travail abrutissant et bien sûr non déclaré.
Dernier rebondissement : un récent article du site Tech Crunch3 raconte comment nombre de petites mains de la plateforme Amazon Mechanical Turk maximisent leur travail « humain » via le recours à des outils d’IA. « Désopilant », se marre l’auteur, dont le doigt a fourché. C’est « désespérant » qu’il fallait lire.
1 « Dans la google du loup »,Z n°9(2015-2016).
Cet article a été publié dans
CQFD n°223 (octobre 2023)
Ce numéro 223 inaugure notre nouvelle formule et n’a pas de dossier thématique. Ceci dit, plusieurs articles renvoient à un même thème, celui d’une France embourbée dans ses vieux démons. On y refait l’histoire de la stigmatisation du voile à l’école, on y raconte comment la parole xénophobe la plus crasse s’est libérée autour des arrivées à Lampedusa, on y parle de squats expulsés et d’anti-terrorisme devenu fou... Bref, on passe la France au scalpel et ça pue pas mal. Heureusement tout un tas de chouettes chroniques et recensions viennent remonter le moral !
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Paru dans CQFD n°223 (octobre 2023)
Dans la rubrique Aïe Tech
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Mis en ligne le 20.10.2023
Dans CQFD n°223 (octobre 2023)
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