Sur la Sellette - Chroniques judiciaires

« Sentir la présence d’un étranger chez soi, un scénario cauchemardesque »

En comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané.
Une illustration de Jérémy Boulard Le Fur

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, septembre 2023. Les trois juges s’installent tandis qu’Ahmed M. est amené dans le box. C’est le président, au milieu, qui pose les questions :

— Monsieur l’interprète, demandez-lui s’il préfère être jugé tout de suite ou s’il veut un délai pour préparer sa défense.

Pris au dépourvu, le prévenu hésite longuement et finit par répondre qu’il veut être jugé plus tard. Le président se tourne d’un air réprobateur vers l’avocat de la défense :

— Maître, vous n’avez pas vu ça avec lui ? Vous avez bien été voir votre client dans les geôles ?

Ledit maître se lève précipitamment et bafouille qu’il faudrait peut-être lui reposer la question. Le prévenu accepte finalement d’être jugé aujourd’hui. Hilare, le procureur vante la force de persuasion de la défense, qui se rengorge :

— C’est normal, je suis avocat.

Riant encore de la plaisanterie, le président commence à résumer le dossier dans la bonne humeur : Ahmed M. est entré chez Aurélie T., où il a volé bijoux, enceinte, carte bancaire. Effrayé par un bruit, il s’est réfugié dans l’appartement voisin, où il a pris un sweat, des cigarettes et un peu d’argent. C’est là que le trouve la police, appelée par Aurélie T. Le président épluche le casier judiciaire du prévenu. Arrivé du Maroc seul vers l’âge de 11 ans, il a été condamné sept fois par le tribunal pour enfants, toujours pour des vols avec effraction. Le président estime qu’il a pourtant été bien accueilli :

— Je vois des peines avec sursis et des mesures éducatives judiciaires. Ces choses étaient faites pour vous accompagner sur le droit chemin. Vous avez refusé de saisir cette main tendue !

Quelle ingratitude ! Mais la « pédagogie » c’est fini. Aujourd’hui, Ahmed M., 18 ans et 20 jours, peut enfin être jugé en comparution immédiate.

Le procureur se lève pour ses réquisitions – et il n’est pas content :

— Sentir la présence d’un étranger chez soi, c’est un scénario cauchemardesque ! Et, sans vouloir faire du sexisme à l’envers, c’est pire quand on est une femme. Le prévenu se contrefiche de toutes les perches qui lui ont été tendues et il est là, dans le box, à essayer de faire pitié. Pas dupe, il demande trente mois de prison ferme avec mandat de dépôt «  parce qu’arrive un moment où il faut que ça s’arrête  ».

L’air un peu sonné par ces réquisitions très lourdes, l’avocat se lance dans une plaidoirie peu claire. Il relativise malgré tout la bienveillance de la justice à l’égard d’Ahmed M. :

— Alors qu’il comparaît devant des tribunaux depuis ses 12 ans, la première mesure éducative n’a été prise qu’à ses 17 ans.

Tout de même, trente mois de prison, ça lui semble un peu trop. Soudain moins sûr de sa force de persuasion, il demande au tribunal de ramener la peine à « de plus justes proportions ».

Après avoir délibéré trois minutes avec ses collègues, le président condamne le prévenu à 18 mois ferme. L’air perdu, Ahmed M. est ramené dans les geôles en attendant d’être conduit à la prison de Seysses, dans la banlieue sud de Toulouse.

/Par [La Sellette/]

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CQFD n°223 (octobre 2023)

Ce numéro 223 inaugure notre nouvelle formule et n’a pas de dossier thématique. Ceci dit, plusieurs articles renvoient à un même thème, celui d’une France embourbée dans ses vieux démons. On y refait l’histoire de la stigmatisation du voile à l’école, on y raconte comment la parole xénophobe la plus crasse s’est libérée autour des arrivées à Lampedusa, on y parle de squats expulsés et d’anti-terrorisme devenu fou... Bref, on passe la France au scalpel et ça pue pas mal. Heureusement tout un tas de chouettes chroniques et recensions viennent remonter le moral !

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