Aïe tech #14

L’ère des massacres intelligents

Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Quatorzième épisode dédié à l’utilisation massive d’algorithmes par l’armée israélienne dans ses bombardements de la bande de Gaza.
Une illustration de Aldo Seignourel

Dans les premières pages de Théorie du drone (La Fabrique, 2013), Grégoire Chamayou décrivait le quotidien d’opérateur de « drones chasseurs-tueurs » bossant nez sur l’écran dans une base du Nevada, évacuant l’ennui en se gavant de M&M’s, avant de participer à l’assaut meurtrier d’un convoi de véhicules – enfants compris – dans les montagnes afghanes. Une scène aux relents dystopiques soulignant à quel point l’usage de tels engins de mort posait des questions éthiques considérables. Le philosophe posait ensuite les bases de sa recherche : « Voilà en quoi pourrait consister la théorie d’une arme : exposer ce que la faire sienne implique, chercher à savoir quels effets elle tend à produire sur ses utilisateurs, sur l’ennemi qui en est la cible, et sur la forme même de leurs rapports. » Dix ans plus tard, ces questions ressurgissent.

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Depuis qu’elle a lancé sa campagne d’intenses bombardements sur la bande de Gaza en réponse aux attaques du Hamas le 7 octobre et à leurs cortèges d’abominations, l’armée israélienne ne s’embarrasse pas de précautions humanitaires. Au langage désignant l’ennemi – des « animaux humains  » – répond la sauvagerie de la destruction enclenchée, faisant des dizaines de milliers de victimes civiles considérées comme des pertes collatérales acceptables. +972, un média en ligne israélien indépendant, a récemment sorti une longue et édifiante enquête1 détaillant la manière dont Tsahal s’appuie sur un programme algorithmique baptisé Habsorah [L’Évangile, en hébreu] pour désigner les proies des bombes. Si des responsables israéliens avaient déjà proclamé début novembre utiliser cet agrégat d’intelligences artificielles pour « produire des cibles à un rythme rapide », l’enquête dévoile les détails sordides de cette automatisation de la mise à mort, où l’humain n’intervient que rapidement, en dernier recours, ainsi que l’explique un militaire : « Nous préparons les cibles automatiquement, avec une liste de contrôle. C’est vraiment comme une usine. […] Nous sommes jugés en fonction du nombre de cibles que nous parvenons à générer. » Les « cibles » ainsi produites à la chaîne sont censées être des responsables du Hamas, mais la plupart sont subalternes. Qu’elles vivent dans des résidences ou immeubles n’empêche pas les frappes. « Lorsqu’une fillette de trois ans est tuée dans une maison à Gaza, c’est parce que quelqu’un dans l’armée a décidé que ce n’était pas grave », résume à +972 une source militaire. Rappel : la majorité des victimes à Gaza sont des femmes et des enfants.

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Ici comme ailleurs, l’intelligence artificielle n’est qu’un prolongement de l’humain, une manière de le rendre plus efficace dans la destruction. Mais la question posée plus haut par Chamayou s’impose : que veut dire « faire sienne » une telle technologie ? Et si l’on « cherche à savoir quels effets elle tend à produire sur ses utilisateurs, sur l’ennemi qui en est la cible, et sur la forme même de leurs rapports  », une première réponse semble évidente : déshumaniser encore davantage des victimes considérées comme agrégats de métadonnées, chiffres sur un écran pour ses « utilisateurs ». Quant à « l’ennemi », comme dans le cas du drone, il s’agit de lui faire savoir qu’un œil est toujours dirigé sur lui, susceptible de le pulvériser à chaque instant. Mais cela, il est fort probable que les Palestiniens et Palestiniennes vivant à Gaza le savent depuis fort longtemps.

Par Émilien Bernard
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CQFD n°226 (janvier 2024)

Dans ce numéro de janvier, on essaie de ne pas se laisser asphyxier par l’info. Au programme, on décortique l’antisémitisme à gauche et on tend l’oreille vers la réception de la guerre en Palestine aux Etats-Unis. On fait le point sur le mal-logement qui grimpe, mais on parle aussi des luttes locales pour reconquérir l’urbanisme et nos villes et on se balade au Salon des minéraux, un exemplaire de Barge dans la poche.

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