Lénine face aux moujiks

L’électrification contre les soviets

Nos copains des éditions La Lenteur ont réédité le passionnant Lénine face aux moujiks1, par Chantal de Crisenoy. On y prend la mesure de la véritable aversion du théoricien et leader de la Révolution russe pour les paysans. Depuis ses premiers écrits jusqu’à la fin de son règne, Lénine ne voyait en eux que des êtres « intrinsèquement petit‑bourgeois ». Au mieux, des alliés de circonstance. Mais en définitive, des ennemis mortels. CQFD s’est entretenu avec Nicolas Eyguesier, l’un des éditeurs de La Lenteur.

Peux‑tu nous raconter l’histoire de cette édition ?

« Un jour, traînant mon âme damnée de thésard dans les rayons d’une bibliothèque universitaire, je suis tombé sur la liste des bouquins de la collection ‘‘ Univers historique ’’ du Seuil. Un titre, Lénine face aux moujiks, m’a interpellé. Le collectif éditorial de La Lenteur en a fait une lecture collective, et y a retrouvé deux thèmes qui nous tiennent à cœur : l’histoire des luttes contre la modernisation d’une part, et le rôle de l’idéologie de gauche (marxiste en l’occurrence) dans cette modernisation de l’autre. Il y avait là un cas emblématique, pur, de cette lutte entre la paysannerie et la gauche moderniste. De plus, cette histoire permet une bonne compréhension –- comme un résumé - de ce qu’a été la Révolution russe. La thèse de Chantal de Crisenoy a la puissance d’un pamphlet ! Elle y démontre l’ignorance crasse et les préjugés de Lénine en ce qui concerne la paysannerie russe. Son aveuglement idéologique l’empêche de voir dans le paysan et sa communauté l’une des principales forces révolutionnaires en Russie.

On a donc choisi de le rééditer, en allégeant l’appareil universitaire, et en réduisant aussi le nombre de pages. Nous avons pris contact avec l’auteure et ça s’est très bien passé. Elle était ouverte aux modifications. C’est un projet qu’on a suivi pendant cinq à six ans. On ne s’appelle pas La Lenteur pour rien ! »

Pourquoi rééditer ce livre presque quarante ans après sa première publication ?

« Parce que la question de la responsabilité de la gauche dans la modernisation, l’industrialisation, reste encore taboue. Pour la frange de la gauche moderniste, depuis Lénine jusqu’à aujourd’hui, l’efficacité, la rationalité et l’abondance industrielle doivent fonder le progrès social. Or, dans le cas russe, la contradiction est criante : la révolution est venue de la paysannerie, c’est‑à-dire des secteurs ‘‘ archaïques ’’ de la société, qui ont porté les revendications les plus ‘‘ avancées ’’ : abolition du salariat et libertés démocratiques. Ces revendications, Lénine va les liquider sans état d’âme au nom de la discipline d’usine.

Il est aussi intéressant de documenter la position de Lénine à propos des paysans bien avant 1917, ce que fait Chantal de Crisenoy dans sa thèse. On y voit bien que sa politique, au-delà des circonstances, s’appuie sur une haine de la société paysanne russe longuement ‘‘ théorisée ’’. Pour nous, il n’y a rien à sauver dans Lénine. Le montrer est le but de ce livre. »

N’est‑ce pas aussi une façon de prendre position dans certains débats qui traversent la gauche radicale ?

« Aujourd’hui encore, chez la plupart des gens sensibles à la critique sociale, il y a toujours une petite voix qui vient leur seriner : ‘‘ Finalement, la gauche, quand même… ce n’est pas si mal, ça nous protège un peu. ’’ C’est ce ‘‘ quand même ’’ qu’il faut mettre en question. Arrêter de vénérer certains fétiches –- la planification d’après-guerre en France, le New Deal, le CNR –- et regarder froidement la contribution historique des idéaux modernisateurs dans le blocage politique actuel. Mais je vois où tu veux m’emmener… Faire un parallèle avec la ZAD ou autre… Oui, ce n’est pas faux, je sais, et c’est vendeur. Mais plus modestement, ce livre vient rappeler une banalité de base : pour Lénine, il s’agissait de choisir entre les soviets (la révolution) et l’électricité (l’industrialisation). En vérité, son choix était fait depuis longtemps. »


1 Il s’agit à l’origine d’une thèse, initialement publiée au Seuil en 1978. Pour commander sa réédition, écrire à cette adresse : La Lenteur, Le Moulin à vent, 81140 Vaour. Ou demander à votre libraire de s’en charger –- s’il ne s’exécute pas, le traiter de « valet de l’impérialisme nord‑américain », ce qui est dialectiquement exact.

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